dimanche 16 juin 2013

Tranches de vie

     Il était une fois une jeune femme, un peu paumée, dont la vie a été gâchée par un énième drame.  
     Une jolie fille, un peu naïve, qui a fait une mauvaise rencontre qui a failli lui coûter la vie. Des histoires comme il n'y en a que trop.
     Je n'oublierai jamais son nom. Et pourtant il est malgache (ceux qui ont déjà orthographié deux cent fois un nom malgache comprendront). Nous l'appellerons Lila pour simplifier.
     C'était un week-end de permanence au commissariat (vous allez finir par croire que je ne branle rien la semaine à ce rythme), du boulot "ras la gueule", des gardes à vue pénibles, nombreuses, certaines inutiles, comme souvent. Passons. Et pourtant j'écope d'une procédure à peine débutée, et j'échappe par là même aux gardés à vue qui me fatiguent déjà de leurs complaintes élimées. Une saisine (contre X, soit la majorité des saisines) suite à des faits de violences volontaires avec arme suivie d'un transport sur place des collègues de la nuit, et de longues et douloureuses constatations dont je vais vous livrer - en substance - quelques détails (je tease à fond je sais).

     Au commencement, les collègues sont appelés pour une jeune femme (Lila donc) errant dans la rue, en état de choc, recueillie par des passants. Elle pisse le sang, mais on ne sait pas vraiment d'où, car elle en est couverte. Elle est rapidement prise en charge par les secours et emmenée à l'hôpital. Les collègues de la permanence de nuit se déplacent donc pour les constatations d'usage. Et font le cheminement inverse en suivant le résiné (le sang). Ils remontent jusqu'à un appartement haut dans les étages, vide de tout occupant mais où est retrouvé un couteau ensanglanté.
     Ils rédigent des constatations complètes et saisissent le couteau, et tout ce qu'il convient de faire en pareil cas. Ce n'est pas toujours comme cela que ça se passe. Dans cette boite, tu trouveras immanquablement un collègue prêt à "retoquer" le travail d'un autre, à raison parfois, par bêtise ou prétention souvent. L'appartement est actuellement occupé par Lila, et lui est apparemment prêté par une tierce personne, locataire en titre.
     Cette dernière est entre les mains des médecins des urgences et rien ne peut être envisagé la concernant dans l'immédiat. On sait tout juste que son pronostic vital n'est pas engagé.

     J'écope donc du dossier en l'état. Il faut évidemment "gratter" et en savoir plus. Je n'ai pas été déçu. J'étais motivé. L'oisiveté est la pire ennemie chez nous, surtout quand elle est entretenue. Je tiens ces mots durs aujourd'hui, alors même que j'ai assez peu d'ancienneté, car je sais ce dont l'administration est capable. Sans parler des collègues. On a bien souvent la queue basse quand il s'agit de revenir sur ses propres erreurs.

     Je décide de retourner sur les lieux avec un collègue, pour y conduire une enquête de voisinage, qui ne m'apprend pas grand chose. Enfin si, pas un résident n'a échappé aux hurlements de Lila. Mais personne n'a rien vu d'utile. Etonnant quand on connait la curiosité naturelle du français pour les évènements croustillants. Pas une âme vivante n'a vu ou entendu une autre personne que cette pauvre fille.
     Pas de judas bavare. Soit.

     Il y a encore du sang partout dans la cage d'escalier, un carnage. Des traces de doigts et de mains parcourent les murs, la rambarde, les marches et contre-marches sont constellées de goutes fuyantes en direction de la descente. Surréaliste, flippant. Le cheminement à l'extérieur s'arrête quelques dizaines de mètres après la sortie de l'immeuble, endroit où elle s'est semble-t-il effondrée au sol, et fut prise en charge par les badauds. Âmes de samaritains. Merci pour elle.

     Je rentre donc guère plus avancé, si ce n'est dans l'arrondissement. A l'époque, la vidéo protection en était à ses balbutiements et aucune caméra n'est présente à proximité de la sortie de l'immeuble. Dommage. Vu l'heure tardive, l'enquête de voisinage conduite à proximité ne s'est avérée que peu pertinente.

     Je convoque donc les témoins qui ont recueilli Lila en souffrance. Seul un d'entre eux m'apporte un élément tangible laissant à penser à autre chose qu'une tentative désespérée de suicide. La sortie, peu après celle de Lila de l'immeuble, d'un homme en panique, couvert de sang, parti à pied dans la direction opposée. Je n'obtiens qu'un signalement vague, rien d'exploitable en l'état. Néanmoins, mon coeur fait un bond, mes pupilles se dilatent. Faut que je chope ce type, à tout prix. Parallèlement, les recherches sur les stations de métropolitain aux alentours sont lancées. Elles s'avéreront infructueuses. Le bougre est parti à pied - ou en voiture qui sait - paniqué, mais pas si inconscient.

     Retour au service comme on dit chez nous. Bredouille. Ou presque. Je prends contact avec l'hôpital qui m'apprend, après que j'en ai dûment requis l'administrateur, que Lila devrait être opérée sous peu. Les blessures qu'elles portent sont principalement situées sur les paumes des mains et les doigts. Elles sont extrêmement graves, les séquelles seront sévères. Elle a perdu du sang mais elle ne risque plus rien. Elle sera vraisemblablement audible dans l'après midi. Je demande à ce que ses effets personnels soient conservés et me soient remis, en vue d'eventuelles - mais certaines - investigations. J'apprends qu'il y a un téléphone portable. Magnifique. Un téléphone ne débite pas de phrases débiles et trompeuses mais parle beaucoup.

     J'avale un mauvais repas et me transporte à l'hôpital dans l'après midi avec une collègue en vue de l'audition de Lila. Pas d'ordinateur portable en état de marche, ça fleure bon le vieux procès-verbal manuscrit, à l'ancienne (dans ces cas là, et en fonction de la qualité - au sens propre - d'écriture, il peut s'avérer judicieux de faire une retranscription du PV qui sera annexée, dans un souci de "meilleure" compréhension).

     Je me fais remettre les effets personnels de Lila, parmi lesquels un jeu de clefs de l'appartement, des vêtements souillés de sang mais sur lesquels je ne vois aucune entaille due à une lame, son téléphone portable et diverses affaires sans intérêt. Les vêtements seront mis à sécher et placés sous scellés (privilégier les enveloppes en papier kraft, les vêtements mal séchés ayant fâcheuse tendance à continuer de "suer" et détruire l'A.D.N pouvant être exploitable). Le téléphone sera exploité bien évidemment.
   
     Après moults avertissements des infirmières quant à son état de fatigue, nous accédons à la chambre et je découvre enfin le visage de Lila. D'une tristesse indescriptible, pâle comme un linge, elle repose sur son lit, les yeux mi-clos. Et pourtant elle reste belle. Ses mains sont enfermées dans de gigantesques bandages supportant quelques tâches de sang. Il n'est pas besoin d'avoir vu les tâches pour imaginer le calvaire qu'elle a vécu. J'ai en main les comptes rendus descriptifs dûment requis et les ai lus : elle a les doigts déchiquetés, certains ont presque été sectionnés. Nous nous identifions et lui exposons le motif de notre venue. Comme si elle ne s'y attendait pas ... Elle a un petit mouvement de recul - néanmoins - et reste craintive. Ma collègue féminine me regarde et me fait un signe. Va falloir être doux et ne pas la brusquer. Je laisse ma collègue lui parler dans un premier temps. Ceux qui me connaissent etc ... Juste parler un peu, pour rompre cette distance qu'il existe toujours entre le flic et la population. Elle est peu bavarde. Elle évoque une dispute avec un jeune homme. Il s'appelle Guillaume (le prénom n'a, pour une fois, pas été changé). Elle se braque un peu, et évite de parler de lui.
     Puis elle se met à pleurer doucement, en silence. Le genre de moment où on ne sait plus où se mettre. Où vous regardez connement les peintures au plafond pour savoir à quand remonte la dernière couche. Vous passez pour un peintre en somme.
     C'est pourtant le meilleur moment pour crever l'abcès et obtenir la première version des faits qui se sont déroulés, du moins tels que Lila le décrira. Et c'est ce qu'il s'est passé. Après avoir échangé un regard avec la collègue, nous l'avons invitée à nous raconter son histoire d'abord, et l'avons amené à la nuit qui l'a conduite à croiser notre route.
   
     Lila est une jeune femme avec un lourd passé semble-t-il, qu'elle n'a pas évoqué ou peu, et a atterri en France un peu par dépit, ne sachant pas quoi y faire. Errant entre de petits boulots minables aux salaires ridicules et phases d'inactivité, elle survit plus qu'elle ne vit. Les aléas de cette triste existence ont conduit, pour une raison que nous ignorons alors, Lila en hôpital psychiatrique, pour un court séjour, dont elle est sortie il y a peu. Etablissement "propice aux rencontres" manifestement, puisqu'elle y a fait la connaissance du prénommé Guillaume. S'en est suivie une relation, qui l'était plus ou moins. Guillaume n'a pas non plus eu la vie facile manifestement, et a un petit problème avec la bouteille. Elle n'est pas en mesure de nous en communiquer plus à son sujet, si ce n'est qu'il vit de temps en temps chez sa mère, en province, et qu'entre deux passages, il "squatte" un peu partout. Elle connait son numéro de téléphone, enregistré dans ses contacts, et a une photo de lui sur ce même téléphone. Intérieurement, je bous. Mais nous n'en sommes pas encore arrivés à ce qu'il s'est passé.

     Ce soir là, c'est Lila, et son lit, qu'il a envie de squatter. Alors elle l'emmène chez elle. Enfin, ce qu'elle considère être chez elle. Il s'y alcoolise un peu - trop - mais elle également, en moindre quantité. Puis le couple fait l'amour. Fatalement, à l'issue une dispute éclate, la bête étant repue. Pour un motif qui devait être d'une importance telle que je l'ai oublié. Echange de cris, de coups, jusqu'à ce que le Guillaume se saisisse de son couteau favori, qu'il porte constamment sur lui, un opinel si mes souvenirs ne me trompent pas. Et il frappe, à de nombreuses reprises, le visage déformé précisera t-elle, directement à la gorge. Avec une rage non dissimulée, l'objet de la dispute devant probablement en excuser le caractère subi(t). En direction de la gorge, plus précisément. Tant de fois qu'il en touche tous les doigts que Lila n'a pu qu'opposer.
     Les réflexes de cette dernière la sauveront ce soir là, mais elle en perdra probablement l'usage de quelques doigts. C'est à se demander si le peintre ce n'est pas lui ... Parfois, l'instinct de survie est d'une force insoupçonnée. Je pense qu'une part de chance est également à mettre au crédit de cette pauvre Lila. Manifestement, la bête était bien imbibée. Certains savent à quel point il est difficile de raisonner de la viande saoule.

     Elle pleure encore, à chaudes larmes, libérée. Voilà que ma saisine ordinaire vient d'être criminalisée. J'ai en main - potentiellement - un prénom et une photo. Elle nous lâche presque au hasard qu'il reprend le train, ce soir, pour sa région natale, le Nord. Il est seize heures. Rentrer promptement au service n'aura jamais eu autant de sens. Je n'ai jamais autant mis Paris à feu et à sang, sauf après avoir intégré les rangs de la PJ.

     Sur place, la hiérarchie présente, je rends compte, j'envisage, j'enrhume un peu aussi, l'affaire est trop belle. Serrer le "pélo" à sa montée dans le train aurait de la gueule. Mon chef d'unité, dont j'ai déjà parlé ici est plus qu'enthousiaste. Le poil luisant, il a désormais en plus l'oeil brillant et la truffe chaude. Le patron fait des bonds. Nous obtenons le cliché du prénommé Guillaume que l'on exhume du portable, on lance les réquisitions téléphoniques qui s'imposent (le téléphone est coupé, on le sait, et la réponse sur les factures détaillées ne nous parviendra pas un week end, nous ne sommes qu'un commissariat après tout). Ce qui permet également de mettre un nom sur Guillaume. Les recherches sur cette identité désormais complète (grâce aux maudits "fichiers", au premier rang desquels on trouve les pages blanches et jaunes, n'est ce pas ?) permettent de lui trouver une adresse dans le Nord de la France, chez sa mère.  
      Mais également de confirmer qu'il a bien pris un billet sur un train à destination du nord dans la soirée ...
      Il me faut aviser le parquet en premier (je ne l'ai pas précisé mais j'ai tenu celui-ci informé des avancées régulièrement, compte tenu de la nature des faits). Je tombe sur la parquetière - la plus - redoutée des collègues, précise à en devenir trop tatillonne, qui a fâcheuse tendance à couper la parole. Elle est néanmoins très appréciée. C'est pas gagné.

     Un "avis parquet" long, exhaustif. A l'issue duquel elle me fait savoir qu'elle est satisfaite du travail accompli. A tel point qu'elle décide de dessaisir le service pour confier la suite des investigations à LA Police Judiciaire. Prévisible, mais tellement décevant. Lorsqu'elle m'en informe au téléphone, mon visage a du se fissurer je pense. Il y avait beaucoup de monde autour de moi ce jour là, des collègues, et la hiérarchie. J'ai lu dans les yeux du patron quelque chose assimilable à du désespoir. Un truc approchant le "putain mais il a pas défendu son bout de gras le con". Et pourtant je me souviens avoir bataillé, motivé nos futures décisions, parlé du dispositif qui allait se mettre en place pour éviter la fuite de Guillaume. Rien d'assez suffisant manifestement. Les voies du Parquet restent impénétrables parfois, mais certaines décisions sont dures à encaisser parfois.
     Contact est pris avec le service saisi. J'explique tout au chef de groupe, le retour en train, la possibilité de l'interpeller ce soir, la possibilité que mettions en place un dispositif. On m'apprend que rien ne presse. Ah, on choisit donc de m'achever. Soit.

     La mort dans l'âme, le lendemain, je clôturais donc ladite procédure aux fins de transmission au service qui est actuellement le mien. Je poussais le vice jusqu'à leur porter la procédure. Je me souviendrai toujours de la réflexion du chef de groupe ce jour là: "ben il reste plus qu'à serrer le gars au final".

     Envie de meurtre ?
   
Flam

lundi 10 juin 2013

une journée pas comme les autres...

Mercredi soir; on en est déjà à la moitié de la semaine. Ce jour-là est un jour comme les autres, au sein du groupe. Les affaires se suivent. Beaucoup d'affaires dites d'initiative; qui "donnent" ou pas. Surtout, en fait, mais c'est le job. Les journées sont faites de filoches, de longues planques. Dehors, il fait froid, bref, c'est pas les meilleures conditions qui puissent être. Mais bon, on ne choisit pas. Le voyou sort aussi l'hiver.

  • chef: Ok, réunion pour tout le monde. Briefing: on est sollicité par le groupe de Barto. Ils ont une affaire sur laquelle il semblerait que les mecs s’intéressent d'un peu trop près à une société de transport de frêt. On en sait pas plus, si ce n'est qu'ils utilisent une Ford Focus dont on n'a pas l'immat, si ce n'est qu'elle est bleue, et que ce serait une "RS" (un peu comme celle-là). Rencard à 5 heures ici; on sera sur le point à six heures. Des questions ?
  • euh... on a rien d'autre? 
  • non, rien; on est même pas sûrs que les mecs viennent. Ils seraient plus ou moins accrochés sur un dossier, et se sont approchés, sans raison, d'un transporteur. Bonne nuit à tous, on se voit demain matin. 
Comme d'hab, le rendez-vous est à cinq heures; mais rapidement, il est 5h15, le temps que tout le monde arrive, que l'on s'équipe, et que certains prennent le café. Sans compter l'habituel retardataire qui a loupé le réveil. Ce jour-là, nous sommes une vingtaine sur le pont. 
Ce matin, c'est le chef de section, qui fait le briefing. Pas grand chose de plus que la veille, si ce n'est la composition des équipages, et le positionnement "grosso merdo" des véhicules. 
  • Chris et Franck, vous êtes dans la 306 noire du groupe Barto. 
Ok, je suis avec Franck, un mec du groupe enquête. Même âge que moi, sportif, que je place dans la catégorie "BRI" (pour l'image plus générale, voir "bacman"); j'apprendrai plus tard que c'est un de ses objectifs. 
Pour le coup, ça fait trois ans qu'on est dans le même service, mais on ne se côtoie pas; pas le même groupe, pas les mêmes potes... Mais pour autant, aucun problème l'un avec l'autre. Et pourtant, les inimitiés, comme dans toutes les professions, ça arrive. Mais là, c'est pas le cas. 
Six heures, tout le monde est en place. La société de transport ouvre... les chauffeurs vont et viennent avec leurs camions... Rien ne se passe. Comme d'habitude, ça sera casse-croûte sur le pouce. Bref, Mac-Do ou casse-dalle, au mieux. Et dans la voiture, bien sur. 
L'après-midi se passe... En fait, rien ne se passe, justement ! Aucune voiture qui corresponde à ce qui est annoncé. Comme d'habitude, plus le temps passe, plus les langues se délient, à la radio. Des petites vannes fusent, à droite ou à gauche, pour combler l'ennui. Jusqu'au rappel à l'ordre du chef de salle à 30 bornes de là, ou de l'autorité qui est sur place! 
Et pourtant, même à ne rien faire, tout le monde est équipé. Ce qui veut dire, bien sûr, le SIG, mais surtout le port du gilet pare-balle. Il faut dire que les instructions sont claires: en cas de blessure par balle, si le flic n'était pas porteur de son gilet, ça sera nada pour la veuve. Le genre d'idées qui fait plaisir ! 
Et pourtant, il faut bien avoir conscience que le gilet individuel n'est pas si vieux que ça, dans la police ! Moins de dix ans, en fait ! Auparavant, n'existaient que des gilets "lourds", avec une plaque de Kevlar. Bref, le truc qu'on ne met jamais, surtout par 30° en été ! 
En fait, pour être précis, depuis que Jean-Claude Bonnal, alias "le chinois" a artillé sur des collègues (petite bio de cet enfoiré par ici). Excusez le terme, mais j'ai toujours un peu de mal pour ceux qui n'hésitent pas à tirer sur des policiers... Suivez mon regard. 
Pour résumer, on est dans cette caisse depuis approximativement six heures du mat. Il est dix sept heures. Et il est question qu'on reste jusqu'à la fermeture du dépôt. Bref, après dix neuf heures. 
Bref, rien ne se passe... Tout le monde rentre chez soi. 
Comme tout le monde, je suis naze... Et pourtant, vous devez vous dire que nous avons passé la journée à "rien foutre". Peut-être. Mais pour autant, l'attente, le fait de porter son attention, se concentrer, le tout mêlé à  l'adrénaline.... tout ça fatigue... 
  • le chef: Rebelote demain matin; tout le monde sur place, comme aujourd'hui à six heures pétantes; arrangez-vous entre vous pour vous ramasser, s'il le faut. 
Bref, vendredi, six heures, Franck et moi sommes exactement au même point que la veille. Ca pue, pour le week-end, mais bon... c'est pour la France...
  • à tous, le dépôt ouvre ses portes. 
Tout le monde accuse réception. Tout le monde est, comme la veille, attentif au va et vient. Mais, comme la veille, rien ne se passe. Comme la veille, on passe à la boulangerie du coin acheter le même sandwich qu'on va regretter dans quelques minutes. Comme là ....
  • à tous, à l'approche, à l'instant, qui sort de l'autoroute, un véhicule Ford Focus RS, de couleur bleu; ça peut être le bon. on n'a pas pu relever l'immat. Elle prend Général de Gaulle. 
  • ok pour les Roméo 32; on les a. Ils passent devant nous; trois hommes à bord. L'immatriculation 354 ACR 91, je répète...
  • bien reçu. Attention, les gars, on fait pas l'attache-caravane, hein.
  • ils arrivent sur la zone industrielle. Personne ne bouge; vous ne faites qu'annoncer le passage
  • De 36, ils n'ont pas pris l’embranchement qui mène au dépôt; la bagnole a pris tout droit, au rond point
  • Attention, de 12, ils ont fait demi-tour au croisement suivant; ça revient sur le dispo
  • reçu de 36. Je confirme; ils arrivent sur le rond-point.... attention, 42, c'est pour vous. 
  • Reçu, de 42. Ils sont là... le véhicule se stationne; attention, il semblerait qu'un camion bouge. Peut-être leur objectif... 
  • reçu, de 5
  • le camion bouge. Les mecs matent le chauffeur. Le camion arrive sur le rond-point; il prend vers l'autoroute... la bagnole démarre. Je répète, la Focus démarre en direction de l'autoroute; même itinéraire que le camion
  • ok, de 25, passage du camion; je confirme, il prend l'autoroute. Toujours pas de Focus...
  • quelqu'un l'a à vue? 
Grand blanc, comme dans tous ces moments-là. 
  • de 25, j'ai pris le camion, au cas où. 
  • c'est bien pris; est-ce que quelqu'un a la Focus ? 
Autant dire que s'en est fini des blagues pourries. L'adré est montée. On a tous pensé la même chose, qu'ils allaient se "faire" le camion. Et pourtant, ils ne sont pas derrière le camion. Ils l'ont suivi, sur quelques centaines de mètres; enfin, on suppose qu'ils l'ont suivi ...
  • attention, de 12, retour de la Focus; je répète, retour de la Focus. Deux mecs à l'intérieur, cette fois-ci. Elle est arrivée par le centre-ville. 
  • ok, c'est reçu. Qu'est-ce qu'ils foutent? Bon, on la lâche pas, cette fois-ci. 
Le sandwich est passé par dessus la banquette; il traîne par terre. Enfin ... je n'en sais rien. Dans ces moments-là, plus rien n'existe. La concentration est totale. Voir sans se faire voir. Et comme on est tous parano ... Le moindre détail fait redoubler d'attention. 
  • ok; ça s'arrête comme tout à l'heure. Même place. Ca mate l'entrepôt. Je confirme, deux mecs à bord... 
J'en profite pour jeter un oeil sur mon GPS, histoire d'imaginer l'itinéraire qu'ils ont pu prendre, lorsqu'on les a perdu... 

Une heure.... deux heures.... trois heures... il est dix huit heures... rien ne bouge, mais tout le monde reste concentré, à l'écoute. Des camions sont sortis du dépôt, mais les mecs n'ont pas bougé! 
  • attention, y'a du mouvement. Le moteur est en marche; la bagnole fait marche-arrière. Ils font demi-tour, au ralenti. Attention, à tous, cette fois-ci, on les lâche pas. 
  • de 42, on est derrière. Même direction que ce matin; vers l'autoroute. Putain, ils font le feu (bah oui, le voyou se soucie assez peu du code de la route, faut dire; surtout lorsqu'il conduit une voiture volée, et replaquée). Je peux pas prendre, je répète, je peux pas prendre, je suis coincé au feu (bah oui, le mec qui est derrière des voyous, qui le sait pas, râle, en général, voyant le mec qui a fait le feu devant lui; mais, en même temps, il empêche le flic derrière d'avancer. Bref, c'est la merde). 
  • de 5, est-ce que quelqu'un a la bagnole? 
Pfff j'ai déjà vécu cette scène, et y'a pas si longtemps. 
  • de 164, on y va; on prend l'autoroute, on verra bien. 
Ah oui, je vous ai pas dit; ce jour-là, c'est moi, 164 (non, j'ai pas dit 16-64, bande d'alcoolos). Enfin, c'est nous; je conduis, donc c'est Franck qui est à la radio... 
  • on emmanche l'autoroute (j'ai dit l'autoroute, hein, pour les esprits mal tournés)
  • ok, reçu, 164. Personne n'a pu suivre, il semblerait; vous êtes seuls... 
  • ok, c'est pris. Pour l'instant, on n'a rien à vue
J'ai une 306 XSI ; un peu comme celle-là (Das Auto lol); oui, bon, je vous rappelle que cela s'est passé y'a quelques années, hein. Et puis bon, chez nous, on n'a pas ça.  Même si les cousins, pour certains, ont eu plus de chance; on leur a donné ça  (en même temps, pour ce qu'ils en ont fait... --> ). 
Bref, trêve de plaisanterie... 
J'ai ma 306 XSi, et elle roule plutôt bien. Nous voilà engagés sur l'autoroute. Comme nous avons un peu de retard sur la voiture (dont on suppose seulement qu'elle est là) je me le pied d'dans. 
On est à 40 bornes de Paris, et on a décidé de prendre en direction de la capitale. 160km/h au compteur... et cinq kilomètres plus loin : 
  • ok, on l'a. Je répète, de 164, on a la bagnole en visu. Ca roule fort; on passe la sortie n°5. Elle passe entre les files, le mec roule comme un malade
  • ok, 164. Gardez-les, on essaye de vous rejoindre. 
  • ça va trop fort... on arrive à l'embranchement.... on les voit pas
La difficulté est double, à cet instant; il y a, avant tout, la vitesse... bon, pas grand nombre de voitures non plus, sinon, les parisiens le savent, impossible de rouler. Mais il y a surtout qu'on doit faire gaffe à ne pas se montrer... et, à zigzaguer entre les files pour garder les contact, ce n'est pas du plus discrèt. Mais on fait au mieux. 
  •  Putain, Franck, tu les vois? 
  • non, que dalle
  • merde... va falloir se décider; ils ont pris où, d'après toi? 
  • j'en sais rien.. 1 chance sur 2....
  • Ouais.. fais chier.... merde (en tapant sur le volant qui, faut le reconnaitre, n'y est pour rien)
  • ok, je prend l'embranchement vers l'Est
  • ok, reçu, de 46. On est 2/3km derrière vous, on prend vers l'Ouest, au cas où. 
  • Reçu...
Le compteur de la voiture ne s'est pas arrangé. Est-ce que les mecs ont pris un camion en filoche? Personne ne le sait ! Vont-ils sur un lieu de dépôt? On ne le sait pas! 

  • ils sont là, je répète, on a la Focus, direction l'Est... kilomètre 26, c'est reçu? 
  • oui, reçu, de 5. Bien joué...
  • ça roule fort, encore. 160 au compteur; je ne vois pas de camion à proximité; pour moi, ils sont seuls
  • ok, c'est pris; annoncez la progression
  • on arrive au kilomètre 21; ça continue tout droit, direction l'Essonne. 
  • reçu
  • ok, c'est confirmé; ils prennent direction Evry. Attention, on arrive dans un bouchon. On a du monde devant
  • reçu; ça va nous laisser un peu de temps pour recoller. 
  • reçu, pour 164.... 
Bon, un peu de répit. Mine de rien, avec tout ça, on est tous les deux en sueur; autant dire que le temps passe sans que l'on s'en rende compte. Peut-être s'est-il écoulé 3 minutes... peut-être une heure. Difficile à dire! S'agirait de ne pas entendre, à la radio, qu'un camion s'est fait braquer au milieu de l'autoroute! 
  • ça sort, je répète, ils prennent la nationale
  • ok, c'est reçu; vous pouvez suivre? 
  • oui oui, c'est bon; on y est... on les a.... on arrive sur Evry. 
  • c'est pris; on a cinq minutes de retard...
Ca arrive. Il y a des jours où, sur une filoche, on ne "voit pas le jour", où on ne verra jamais l'objectif; un mauvais départ, un choix à faire qui s’avérera ne pas être le bon.... Il m'est déjà arrivé d'être au départ d'une filoche, le matin, et.... le soir, au moment où on "lève"; rien au milieu. Pas l'ombre du véhicule vu, sur toute une journée! 
  • ok, sortie numéro 2, direction Evry centre. 
  • reçu
  • ils sortent; prennent le rond-point et passent sur le pont. Avenue de la gare. Au feu rouge. Ils prennent à gauche. Ils sont sur la Nationale 2.... ça roule "normal"; file de gauche. Ca clignote à gauche; on a pris un peu de retard. Ok, ils tournent. On n'y est pas.... on peut pas avancer... rue Desmoulins.... on entre dans la rue; aucune visibilité. Ils ont passé le rond-point, devant....
  • on prend où, Franck? 
  • chais pas, moi! Deux possibilités; à droite ou à gauche... 
  • ok, va pour la droite....
Je sort du rond-point, en tournant à droite
  • putain, ils sont là... je les ai vu..; ils ont pris à gauche...
Volant vers la gauche, frein, frein à main.... mur.... qui tombe! 
Eh merde.... j'ai mal pris le virage... et me suis retrouvé contre le grillage d'un pavillon, qui est tombé! 

  • de 164, c'est fini pour nous. Le véhicule semble avoir pris la rue de l'entraide. 
  • reçu, de 5, on va essayer de chercher dans le quartier. 
  • reçu.
Avec Franck, on s'occupe du portail; par chance, il n'a rien. Il n'a fait que se dégonder. Pas de casse. La voiture semble ok. 
Il est presque vingt heures. Les collègues sont arrivé sur secteur, mais personne n'a rien trouvé. Il ne sert à rien de rester sur le quartier trop longtemps, si ce n'est de risquer de se faire lever!
Le temps d'arriver au service, il est presque vingt et une heure. A la maison 45mn plus tard. 

Le lundi, arrivée au service "classique"; rien n'a bougé le week-end, et pour cause, la société de transport est fermée. 
  • ah, au fait, Chris; la 306 a un souci; faut que tu fasses un rapport
  • ah bon? qu'est-ce qui se passe? 
  • le radiateur s'est perçé. Tu fais ce qu'il faut ? 
  • ok. 
Bon, ben c'est la demi-journée qui est morte. Faut faire le rapport, remplir les formulaires ad-hoc, et soit amener la voiture au garage, soit se débrouiller pour qu'ils viennent la chercher. Le garagiste (de la police) me dit qu'il va venir chercher la voiture. Ca m'arrange. 
Ou pas.... le lendemain, j'apprends que la voiture est réformée. Le coût de réparation est trop élevé par rapport à l'ancienneté du véhicule. REFORME. 

Cette affaire, s'est arrêtée là, pour moi. Rien à voir avec le véhicule, mais finalement, tout s'est calmé; plus rien autour du dépôt de marchandise.... rien n'indique non plus qu'on se soit fait détroncher! Ca arrive souvent; les mecs sont chauds et puis, au dernier moment, rien ne se passe! Un jour, un mec ne s'est pas levé, le lendemain, on apprend qu'il s'est fait peter la nuit pour un défaut de permis, le troisième jour, c'est un autre mec qui s'est couché trop tard, etc... bref...
Mais l'enquête a continué pour le groupe Barto. En fait, comme un signe du destin, la voiture s'était en fait trouvée, finalement, à coté du portail que j'avais percuté! Une petite allée de garages. La voiture vue par le collègue lors de mon demi-tour ne devait pas être la bonne.... 

Quelques semaines plus tard, j'étais dans le couloir, à discuter avec le chef de section, Commissaire de Police de son état. Il me demande à ce moment-là de passer "dans la semaine", pour signer une "lettre de mise en garde".... Hum.... comment ? Oui; décision du Directeur. Un véhicule est cassé; le conducteur est en tort... bref, sanction ! 
J'avoue.... J'ai fait comprendre (avec humour) à mon commissaire que je ne signerai pas cette lettre. 
Je n'en ai plus jamais entendu parler. Si ce n'est quelques mois plus tard, lorsque j'ai appris que ce patron avait pris "sur lui" pour ne pas me faire signer cette sanction.
Je précise qu'une mise en garde n'a aucune valeur dans l'échelle des sanctions de la police; si ce n'est que, le jour où, on peut la ressortir pour vous dire un truc du genre "on vous avait déjà prévenu" et, à ce moment-là, vous infliger une sanction réelle, comme un blâme, par exemple. 

Quelques semaines plus tard, l'équipe que nous avions filochée était interpellée dans le cadre d'une Commission Rogatoire en crime organisé. Les mecs avaient, en plus, été "remonté" sur un vol de frêt....  hors de notre zone de compétence.... comme quoi, il n'y a pas tant de hasards que cela...