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dimanche 4 mai 2014

La maison fantôme


Une fois n'est pas coutume. Après avoir accueilli, avec plaisir, un douanier, en la personne de @hpiedcoq, (vous pouvez retrouver son billet par ici ) c'est, cette fois-ici, un gendarme que nous accueillons.
Nous n'avons pas le même uniforme, mais le même métier, que nous exerçons de manière différente.
Bienvenue, donc, @M_I_K_40  



La femme saigne de partout. Je n'arrive même pas à voir où elle est blessée. Je tremble plus qu'elle, j'essaie de lui porter secours mais je ne sais même pas par où commencer. Je regarde ma montre. Une heure et demi du matin.
J'attrape une veste dans la bagnole et je la couvre. Elle pleure, elle est apeurée, entre deux sanglots elle me dit d'une voix tremblante qu'il a "pété un plomb". Son jean est souillé de sang. Le liquide a foncé au contact du tissu. Son chemisier fin de couleur pale est arraché en partie. Son visage est éprouvé, les rides marquées.

Elle semble figée, comme prisonnière encore de ce qu'elle vient de vivre. Je ne la connais pas, mais je peux lire dans ses yeux toute l'angoisse qu'elle ressent.

Je n'arrive pas à comprendre la situation, ses explications sont confuses, certes il ne faut pas s'appeler Colombo pour arriver à déterminer qu'elle a été molestée mais le choc la rend incohérente. Elle me parle de couteau, puis de fusil.

Encore un fusil !

Ce mot fait raisonner en moi le souvenir amer de l'intervention précédente. A une rue d'ici, quinze minutes plus tôt sur les lieux d'une fusillade. Connerie de débutant, fatigue après déjà 12 heures de service ou stress je n'en sais rien... Toujours est il que je me suis lancé à la poursuite d'un gars en laissant un fusil à pompe dans la bagnole de patrouille restée ouverte .
Le moniteur d'Intervention du PSIG n'a pas eu à gueuler, son regard glacial a suffit à me faire comprendre mon erreur. Et puis le téléphone a sonné de nouveau. C'était le CORG (centre d'opérations et de renseignements de la gendarmerie) "transporte toi rue X pour un différend familial" , tu parles d'un différend ... Je suis dans un film d'horreur face à une femme dont même les larmes qui coulent sur ses joues ont la couleur du sang.

Je prends sur moi, la victime prime. Et puis je n'ai pas le choix. Mon erreur de l'intervention précédente m'a relégué en dernière division. Sanction irrévocable, prends ton flambeau et casse toi, les paroles du MIP raisonnent encore dans ma tête "MIK prends en charge la victime, on va taper le gars !".


Je souffle, je tente de reprendre mes esprits. J'entends le deux- tons des pompiers. Il faut que je sache les guider au moins un minimum. Elle a le nez cassé c'est une certitude, sans doute un coup de crosse de fusil. Des traces de griffures et des ecchymoses sur tout le cou jusqu'au buste. J'inspecte son chemisier en réalité il n'est pas déchiré, il est lacéré. Son bourreau a du jouer du couteau !

Elle est à bout de force, mais elle commence à s'apaiser. Son stress retombe petit à petit, elle parvient à s'exprimer clairement "j'ai les vertèbres pétées !". Bon sang comment peut on savoir qu'on a les vertèbres pétées ? Que s'est il passé dans cette baraque ?

"T'as pas une clope ?". Bordel, comment peut on penser à sa dose de nicotine alors qu'on a les vertèbres en vrac et le nez pété ?

C'est pas possible, je suis entrain de vivre un mauvais polar ! Je ne sais même pas si je peux la laisser fumer. J'ôte mes gants j'attrape mon paquet et porte une clope directement à sa bouche d'une main tremblante. Le vent froid me hérisse la nuque, il s'engouffre au niveau de l'encolure de ma polaire et me glace le sang. Je ne sais même plus si j'ai froid ou si je suis juste sous le coup de l'émotion. J'allume le briquet, la flamme est vive et la fait réagir comme si elle venait de subir un électrochoc. Le bruit de la roulette du briquet provoque un tressaillement.

Recroquevillée sur elle même, elle ose enfin lever la tête et me regarder. Elle saisi mes mains pour cacher le vent, ses mains tremblent, ses yeux s'illuminent enfin à la lueur de la flamme. Dans d'autres circonstances j'aurais peut-être fondu en larmes. Mais là, les pensées s’efforcent de contrôler l'empathie, et de rester professionnelles : je m'inquiète surtout de tout le sang qu'elle vient de me coller à même la peau.

Une grande taffe libératrice, et la bouffée de nicotine vient de lui faire prendre conscience qu'elle est en sécurité. J'essaye de trouver les mots, j'essaye de la réconforter, moi gamin de 19 ans qui pourrait être son fils !

Soudain le gendarme mobile qui était rentré en premier dans la maison ressort en pressant le pas. Il se précipite vers une haie et vomit ses tripes. Que lui arrive-t-il ? Visage horrifié, il me regarde et me fait signe d'un coup de tête de prendre sa place.


Je le laisse avec la victime et je me dirige vers la maison. Je chausse mon arme, je marche prudemment sur le trottoir le long du mur, je pénètre dans la baraque. Le MIP, mitraillette épaulée tient en respect  un homme qui est couvert de sang, pendant qu'un autre camarade lui passe les menottes. Le gars est calme, il dit juste qu'il veut récupérer ses dents. Je ne comprends pas mais soudain je prends conscience de mon environnement, une odeur de fer m'envahit les sinus, ma gorge se serre, mon estomac se noue, les murs sont couverts de sang. Cette tapisserie à fleurs vieillotte est méconnaissable. Le sang à la fois translucide, sombre et épais luit sur les murs. Des bouteilles d'alcool brisées jonchent le sol. Des meubles en bois d'une autre époque ne font que rajouter de la lourdeur à la pièce  qui me donne le sentiment d'étouffer.

Je comprends mieux pourquoi mon camarade a dégueulé, je n'ai jamais vu ça ! Je prends en charge le gars, il est petit, la quarantaine rongée par l'alcool, il a la carte des vins imprimée sur la gueule. Il veut récupérer ses couronnes qui sont passées dans le siphon du lavabo de la salle de bain. On commence à éclaircir la situation, monsieur a foutu sur la tronche à madame et a commencé à jouer du couteau. Madame a appelé son père au secours qui a débarqué avec un fusil. Le gendre a réussi à le désarmer et a continué à déverser sa haine à coup de crosse. Dans la lutte il a quand même perdu deux chicos, moindre mal, il veut quand même les récupérer parce que "ce sont des couronnes et ça coûte une burne".

La scène devient cocasse, on vient de l'interpeller et il nous demande maintenant s'il peut récupérer une clef à molette dans le garage pour démonter le siphon.

Au fond du couloir j'aperçois une porte légèrement entrebâillée. Je la pousse et trouve une chambre nickel, un grand lit en chêne recouvert d'un vieux plaid se trouve au centre de la chambre. Mon alcoolo à la main lourde lâche un "laissez, y'a la vieille qui dort". Sa mère. Elle a 92 ans. Je m'approche doucement. Cette dame au visage angélique dort paisiblement, elle est couchée en position fœtale, son souffle est long et apaisé.

Les gendarmes locaux ont désormais une fusillade a régler et une rue plus loin un différend conjugal qui s'est transformé en drame. La nuit va être courte... Je fais mes premiers pas dans la gendarmerie et je viens de prendre une grande claque. Cette nuit là, à mon retour de patrouille je ne trouverai pas le sommeil.

par  @M_I_K_40

dimanche 12 janvier 2014

où l'on doit faire des - bons - choix

Vendredi, 13h - Paris

Je finis, péniblement, fatigué, mon deuxième cycle de stage, à plus de sept mille kilomètres de chez moi.
Je me dois d'avouer que je n'ai pas pour habitude de quitter mon femme et mes enfants.... Cela en rajoute à la difficulté de la formation, en elle-même. Une formation qualifiante, donc importante, qui nécessite du travail personnel en plus des heures de cours quotidiennes. Bref, pour moi, ces semaines ont été intensives. Le premier examen est passé; un soulagement en soit.
Mon téléphone sonne; de l'autre coté de l'Atlantique, le chef de groupe:

Salut; je veux juste t'avertir; c'est super chaud. Possible qu'on serre tout le monde aujourd'hui"
Et moi qui pensais me reposer, en rentrant ...
Même si cela parait étrange au commun des lecteurs, je suis un peu dégoûté. Ce dossier, je l'ai démarré au mois de Janvier de l'année dernière. J'y ai passé quelques centaines d'heures, avec l'aide de mes collègues qui ont repris le flambeau durant mes périodes de stage. Et voilà qu'il va "exploser" alors que je ne suis même pas présent... une espèce de frustration, en fait! C'est ainsi. La priorité, ce n'est pas l'enquêteur, mais l'enquête qu'il conduit.
On essaye de tenir; je crois que ce n'est pas opportun, de serrer. Mais il faut convaincre la hiérarchie". Et ça, c'est pas gagné! 
Bon, j'ai encore une petite chance, alors. On m'explique les détails de ce qu'il se passe... effectivement; le "serrage" est possible, mais pas forcément des plus judicieux à cet instant!  Les cibles principales du dossier ne sont pas "en main"; c'est à dire qu'il n'est pas possible de procéder aux interpellations à un moment "T" dans le mesure où elles ne sont pas toutes localisées. Et ne pas les "faire" toutes au même moment,  provoquerait leur fuite certaine vers des contrées lointaines.

Maintenant, si la décision est finalement prise de serrer, cela signifie que je vais bosser ce week-end. Et là, ça coince. Je dois rentrer le lendemain aux Antilles. Pour une semaine de vacances. Je l'ai promis à ma femme ainsi qu'aux enfants. Je me suis absenté pendant six semaines, les délaissant, je me dois de rétablir l'équilibre. Sauf que...

Mon arrivée sur l'île est prévue samedi en début d'après-midi. J'envisage de faire passer le message à ma femme, par téléphone:
- il est possible que je travaille, ce week-end ...
- Hors de question, samedi; tu restes à la maison; les files ont besoin de te voir.
 Je le comprend. Je suis partagé... finalement résigné. J'ai obtenu le dimanche, au moins. Difficile de laisser les collègues travailler, et rester, soi-même, à la maison!
Vingt quatre heures plus tard, j'arrive à l'aéroport. Rapidement, j'apprends que finalement, rien n'a bougé. Tout est bon, pour le week-end.
- Par contre, lundi matin, je vais faire un tour au service; histoire de débriefer ce qu'il s'est passé en mon absence.
- De toute façon, j'ai bien compris; ta réunion va s’éterniser toute la journée.
 La remarque est cinglante. Mais, depuis toutes ces années, ma femme a bien assimilé le fonctionnement du boulot. Difficile de lui faire "à l'envers".
La journée du lundi se passe comme ma femme l'avait compris; une réunion... et puis le reste de la journée; gestion des mails, et toutes les infos qui sont tombées depuis que je suis parti. Le dossier a pris une telle ampleur, les informations arrivant en si grosse quantité, que c'est une réelle difficulté pour moi. Il s'en est passé, des choses... quand bien même, à distance, je me suis tenu informé des événements majeurs, les détails ont leur importance!
Je décide de rester à la maison, le mardi. Vacances scolaires obligent... mais à partir de mercredi, c'est retour au bureau.

Mercredi, 19h00:
 je vais rentrer plus tard, on a un truc important, là.
 Pas ou peu de réponse, de l'autre coté de la ligne... 
Tout le service est réquisitionné, autour de cette surveillance, qui peut être capitale pour le dossier.

19h00: ça y est, ça bouge. Le rendez-vous est fixé. Et pourtant, impossible de s'approcher. Tout juste voit-on ce qui se joue à distance. Une voiture qui sort de l'enceinte privée; et qui revient moins de dix minutes plus tard. Il fait nuit. On n'aperçoit quasiment que des silhouettes!

Ce soir-là, en guise de congés, je rentre à la maison, il est vingt trois heures passées. Tout le monde dort.
Et jeudi matin, on y retourne. Tout est calé; on y va. C'est l'aboutissement - en tous les cas, le début - de plusieurs mois d'enquête. Comme on dit "on va au résultat.

"TOP SERRAGE"....

C'est parti. Tout s’enchaîne rapidement; l'important, c'est la simultanéité; si l'un des objectifs ou ses proches a le temps de passer ne serait-ce qu'un sms, la machine peut s'enrayer.
Mais finalement, tout est bon. En quelques minutes, les objectifs "principaux" sont atteints. Le reste sera du "plus".

A cet instant, tout le monde s'agite; des interpellations et gardes à vue partout, des mis en cause qui ne se connaissent pas et qui, pourtant, demandent, à 7000km de distance, le même avocat. Soit.
Difficile de faire comprendre au "client local" que l'avocat qu'il a désigné choisira celui qui, dans la pyramide, dans l'organisation, est le plus haut. Et ce n'est pas lui. Il ne veut pas comprendre. Même lorsque l'avocat, au téléphone, lui conseille de prendre un autre avocat. Il faudra vingt quatre heures pour qu'il consente à prendre, au moins un avocat commis d'office. Ici, aujourd'hui, pour trois GAV, il n'y a qu'un seul avocat commis d'office de disponible. Tout va bien. Oui, je sais, maître... article 63-3-1 du CPP, conflit d'intérêt, toussa... oui, mais non! Il n'y en a qu'un. Donc, cela profitera à la défense, dira-t-on. Soit. De toute façon, les choses sont entendues, aucun ne veut parler hors la présence de son avocat "habituel". Ok.

Vendredi matin, je me dois de satisfaire une obligation familiale. J'ai donc prévenu mes collègues que j'arriverai quelque peu en retard.
A la maison, tout est assez tendu; je sens que l’élastique se tend de plus en plus... il ne doit pas casser. Beaucoup de choses se sont accumulées, durant mon absence; des difficultés du quotidien, une gestion de toute la maison, quelques mauvaises nouvelles... finalement, je vais rester à la maison. Il le faut.
Je préviens le service. Comme je m'en doute, personne ne dit rien. Pas le temps de trop cogiter, dans ces moments-là. Il y a du taf par dessus la tête.
Et moi... je reste à la maison. Quelques jeux, une petite baignade, un peu de télé... la journée se passe avec les enfants... tout le monde est content. Pourtant, j'ai la tête ailleurs. Je n'ai de cesse de penser à ce dossier, qui occupe mes journées depuis plusieurs mois. Et cette impression de laisser tomber les collègues. Mais, encore une fois, pas le choix.
Dimanche matin, je suis au bureau de bonne heure. Les collègues et les GAV sont attendus vers 8h; j'ai donc une heure devant moi pour comprendre et assimiler ce qu'il s'est passé hier. Une façon, pour moi, de rattraper un peu le temps perdu. La journée se termine après minuit. En mon absence, l'escarcelle s'est remplie de deux GAV supplémentaires. Dont l'un, ayant pris la fuite l'avant veille en sautant du 4ème étage, a finalement été rattrapé... à l’hôpital, 24 heures plus tard, les deux jambes dans le plâtre. Lui, ne s'enfuira plus.
Pour la petite histoire, il avait envoyé une photo, en guise de message, sur laquelle il avait photographié ses jambes dans le plâtre... dans la mesure où il n'y a qu'un hôpital assurant les urgences, autant vous dire qu'il aura été simple à "cueillir". 

Le deferement est prévu pour le lundi. J'en fait partie. Le dimanche est donc, lui aussi, bien chargé; il faut tout boucler, tout relire. La procédure étant ce qu'elle est, de plus en plus complexe, on n'est jamais à l'abris d'une coquille, d'une erreur sur un PV, une date, une heure qui se chevauche... il faut tout vérifier, photocopier, "marianer", c'est à dire tamponer, signer en double...

J'arrive à la maison, il est une heure du matin, me "faxant" dans le lit tout aussi discrètement que je l'ai quitté au petit matin. Avec cette sensation que tout le monde a dormi, toute la journée!
Comme souvent, le deferement me fera passer 7h au Palais de Justice. Le même juge d'instruction, outre notre dossier, doit recevoir sept personnes avec mandat d'amener. Lesquelles passeront toutes devant le juge pour mise en examen, et devant le JLD qui statuera sur leur éventuelle détention. Et tout ça, avant notre dossier. Bref, l'attente est longue. Le deferement est aussi l'occasion de discuter. Que cela soit avec des magistrats ou des avocats de passage, voir, même, les ex "gardés à vue", à cet instant "sous main de justice".

Le temps de discuter un peu avec les GAV. Discussion forcément plus détendue qu'en garde à vue, dans les locaux de police. Comme je l'avais compris durant l'enquête, pour eux, la "case" prison, est quelque chose qu'ils ont déjà intégré. Ils savaient qu'ils allaient y passer à un moment ou un autre! Manquait plus que de savoir à quel moment cela devait arriver. Et, comme souvent, cet "après GAV" est aussi le moment où les gars disent "mais de toute façon, c'est la dernière fois... en sortant, j'arrête". Ou encore, le "mais je savais que vous étiez là, je vous avais vu..." Oui oui, bien sur...

Il est vingt heures passées. Tout le monde a son mandat de dépôt. Reste à rallier la maison d'arrêt.
Mardi devrait être plus "cool".
Finalement, tout va se bousculer. Deux nouvelles garde à vue. On enchaîne... Il reste un gros travail à fournir, sur ce dossier. Encore beaucoup de papier. Des documents saisis à exploiter, des interceptions à clôturer, d'autres personnes encore à rechercher.
Bref, c'est la rentrée scolaire. Finies, les vacances. Finalement, je n'ai passé que deux jours avec mes enfants...
La semaine s’enchaîne; gardes à vue, perquisitions... le jeudi soir, grosse montée d’adrénaline... puis rien.
La fatigue, quelques phrases mal placées, la pression qui retombe... et c'est en claquant la porte, que je quitte le service, jeudi soir, à vingt trois heures passées. Il est des moment où l'on a du mal à encaisser certaines choses. Ce soir, je n'ai pas envie de faire d'effort.
Après une bonne nuit de sommeil (que n'auront pas eu mes collègues, qui ont fini à 2h du matin), cette journée est placée sous le signe de la détente, avec un repas entre collègues, pour fêter le bon déroulement de cette affaire. J'aurai eu cette chance de participer à une affaire exceptionnelle. C'est beau.
Mais j'aurai toujours ce sentiment d'avoir failli... à deux reprises. Ce qui ne m'était jamais arrivé jusqu'ici...

 A cet instant, l'avantage, lorsque l'on est aux Antilles, c'est qu'un repas, qui se veut festif se passe quasi d'office au bord de la mer et sous le soleil...

Mais aussi, et c'est la deuxième bonne nouvelle du jour, c'est vendredi... et surtout, cela signifie que, cette fois-ci, je vais pouvoir passer trois jours avec ma famille. Au programme, piscine, plage, jeux, lecture, et farniente. Il était temps.


Et, d'avance, je le sais... une affaire en chasse une autre. Toujours.


En écrivant ces quelques lignes, il n'est nullement question de se plaindre. Ce métier, cette vie, je les ai choisis; et j'assume toutes les décisions que j'ai pu prendre à ce jour. Sans aucun regret. C'est une habitude. Ne jamais regretter; se servir du passé pour préparer l'avenir.
Mais assumer ne signifie pas que tout se fait dans le plus pur plaisir, sans douleur. L'équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée ne se trouve pas sans difficultés. Si tant est qu'il soit possible... 

mercredi 25 septembre 2013

Où il est question de planer

     C'est l'histoire d'un mec qui ne savait pas voler, ou à tout le moins qui ne le voulait pas cette nuit là.
L'histoire d'une soirée entre gens de mauvaise compagnie qui finit mal. L'histoire d'une enquête touffue, un week-end de permanence, et les mois qui suivirent.

     Nous sommes samedi, nous buvons le café en prenant connaissance des dossiers de la nuit et de ceux de la veille qui ne sont pas clos. Je suis de permanence avec mon mentor, celui dont je rêve d'intégrer le groupe. Il m'a pris sous son aile peu après mon arrivée. J'en apprends beaucoup à son contact.

     Lorsque l'appel tombe, nous venions de faire remarquer que la permanence était calme. Il est des moments comme cela où il convient de fermer sa gueule. Le compte rendu de la station directrice est laconique: un homme a fait une chute, dans des circonstances indéterminées, depuis le balcon d'un appartement dans un ensemble d'habitations communément appelé "cité pourrie" de l'arrondissement. L'intéressé est manifestement mal en point, son crâne étant entré directement en contact avec le sol à l'issue de ladite chute. Pronostic vital engagé. On fonce, mon chef ayant décidé de m'accompagner.

     Sur place, c'est la cohue, une nuée de petits hommes bleus s'affaire en bas de l'immeuble. Les premiers éléments nous ayant été communiqués sont les suivants :

          * une soirée a eu lieu dans un des appartements de la barre d'immeuble, dont le nombre d'invités reste à déterminer
          * à l'issue de la soirée, soit il y a environ 35 minutes, heure de l'impact, tous les invités sont précipitamment rentrés chez eux, la fatigue commençant à se faire sentir
          * seule la locataire en titre est restée sur place

     Cette dernière, manifestement très avinée, bredouille quelques mots, inaudibles (et qui de toute façon ne sont pas recevables vu son état d'imprégnation avancé). Elle est ce qu'on appelle manifestement "pliée comme un cartable" (copyright @amiraltiti). Elle est "interpellée", au sens légal, et placée en garde à vue avec notification différée de ses droits. Concrètement, ses droits lui seront notifiés lorsqu'elle aura dégrisé. 
     Revenons à nos moutons et tentons de savoir ce qu'il s'est passé.
     Dressons constatations comme suit:


Sur la situation géographique

     L'ensemble d'habitations dit "de la cité pourrie", tient place sur les boulevards extérieurs de la capitale à proximité immédiate d'une porte permettant l'accès à un noeud autoroutier. Abritant environ 1500 personnes, elle est réputée sensible, et est le siège de nombreux trafics. La diversité de sa population est à l'origine de fréquentes tensions. Elle est organisée de telle sorte que, quand une grappe de poulets y entre, elle va fatalement se prendre quelque chose sur la gueule, l'hostilité des petits caïds locaux étant au moins égale à la persistance des forces de l'ordre à vouloir l'adoucir. Il n'y a qu'un seul point d'entrée qui fait également orifice de sortie. 
     L'appartement au sein duquel s'est dénoué le drame est situé au troisième étage de la première barre de la cité, qui en constitue en quelque sorte le rempart. Notez que le balcon se trouve à l'aplomb de l'accès aux caves, en pente raide, bétonnée avec le plus grand soin en granulés. Parfait pour les gommages. Rajoutez donc trois mètres depuis le seuil ... Voilà voilà, ça a du piquer un peu. En témoigne la flaque de sang sur le sol. 
     Nous accédons à l'appartement. 

Sur le lieu des faits

     Le logement est situé au troisième étage, porte droite. L'accès s'y fait par une porte blindée à six points, sur laquelle aucune trace d'effraction n'est apparente. Elle était claquée au moment des faits, du moins à l'arrivée des effectifs premiers intervenants sur place. Accédons à l'appartement bizarrement vide de tout autre occupant (huhuhu). De type F3, d'une superficie approximative de 65m², l'ensemble - sommairement et modestement meublé - est en grand désordre et d'une propreté douteuse. Des tâches parsèment le linoléum hors d'âge, de toutes natures et origines : terre, nourriture, crasse, et sang maintenant ... Les peintures défraîchies et tapisseries immondes sont zébrées de traînées noires. De nombreux cadavres de bouteilles vides trônent sur une table devenue basse sous le poids des âges et de la misère du monde qui s'y est reflétée. On note la présence de mégots de joints et de traînées blanches pouvant être de la cocaïne. Un vrai bouge. Il y a également des traces de lutte.
     Tout est organisé, après l'entrée, autour du salon/salle à manger, pièce à survivre plus qu'à vivre, avec un fond une cuisine ouverte absolument dégueulasse. Je n'y élèverai pas des porcs. Les deux pièces permettent l'accès au balcon qui coure sur toute la longueur de l'appartement. A main droite, après l'entrée, se trouve une première chambre, devrais-je dire un véritable dépôt de fringues, et un lit double cradasse : la suite parentale ...
     Un petit couloir permet l'accès à une seconde chambre, celle d'un adolescent visiblement, curieusement rangée en regard du reste, et la salle de bains, véritable cabinet de curiosités du poil. 
L'ensemble est relevé par un petit bouquet de senteurs du plus bel effet, tabac froid, sueur et renfermé, piqué de cette légère odeur métallique laissée par le sang. Un bonheur. A saisir, libre tout de suite, vu la merde dans laquelle se trouve la locataire. Prix attractif. 
     Le balcon, l'endroit le mieux rangé puisque vide, comporte également quelques traces de sang. A son extrémité ouest, et à l'aplomb, la flaque de sang rappelle la dureté de la chute. 
     Nous faisons bien évidemment appel aux services de l'Identité Judiciaire, qui sera chargée de constituer un album photographique et d'effectuer le relevé des traces et indices.
      Les constatations sont longues, j'y consacre une bonne partie de la journée.


                                                      De l'enquête de voisinage

     L'accueil est cordial, chaleureux, on sent que nous sommes les bienvenus ici. Néanmoins, la locataire qui a accueilli la petite nouba est coutumière du fait et semble s'être attirée les foudres de ses voisins. Merveilleux. Les langues se délient. Il semble qu'au moins 4 à 5 personnes aient été conviées à une petite sauterie pépito-banga des plus calmes. Résumons : ils ont fait chier le voisinage toute la nuit. Au petit matin, il a eu des cris, puis subitement le silence. Probablement le moment de déchirants "au revoir".
     Faisons retour au service.

     Là, techniquement, c'est le moment où tu bécannes (tapes à l'ordinateur) réellement les constatations, ce qui selon les affaires, peut prendre des heures. Tandis, que le chef s'occupe de la procédure, et donc de la garde à vue "en cours" de la locataire. Dans le même temps, mais je ne le précise pas, l'état major t'appelle vingt fois pour te demander des détails qu'ils ont déjà en triple exemplaire, mais transmis à douze personnes différentes incapables de relayer les infos. On te demande souvent à quelle heure tu vas interpeller des gens que tu n'as pas encore identifiés. La plaie. 

    Sur les premières heures de garde à vue de la locataire

     Après complet dégrisement, les droits de cette dernière lui sont notifiés. Elle demande à s'entretenir avec un avocat. Tu m'étonnes ... Elle est entendue une première fois brièvement, audition à l'occasion de laquelle elle confirme la présence de plusieurs personnes dans son logement une partie de la nuit pour une petite fête entre amis. Force alcool a été consommé, ainsi qu'un petit peu de cocaïne. Fabuleux, pourtant la fin de la soirée s'est passée normalement selon elle, à l'exception du convive qui a fait du base-jumping depuis son balcon. Elle n'était pas conviée au baptême. Elle est même allée se coucher, atteinte d'une subite fatigue, le calme dans l'appartement étant également propice à un repos mérité. Un détail. 
     Nous retournons donc sur les lieux avec elle afin d'y conduire une perquisition. Laquelle n'apporte guère d'éléments nouveaux si ce n'est que les traces blanchâtres sur la table basse sont bien des reliquats de traits de cocaïne. Cocaïne amenée sur place par un convive dont elle ne connait ne le nom ni l'adresse. C'est bizarre, moi je lance rarement des invitations contre X ... Etrangement, aucun de mes convives n'est sorti par la fenêtre non plus. 
     Nous l'emmenons sur le balcon et lui montrons la flaque de sang à l'aplomb du balcon. Elle est fébrile mais nous présente son air le plus intelligent. Une réussite, elle ment et mal en plus. 
     Retour au service où une nuit réparatrice l'attend.

                                Sur la fin de la garde à vue et les investigations qui suivirent

      Le lendemain, la locataire est entendue à nouveau, et reviens à de meilleurs sentiments. Elle nous communique le nom et le numéro de téléphone d'une des personnes présentes, lequel serait manifestement son amant. Elle communique également le prénom et le signalement d'un homme (signalement très reconnaissable et atypique) de celui qui serait à l'origine du drame comme elle dit ... Nous y voilà. A la question "qu'entendez vous par drame ?", elle est gênée, mal à l'aise, elle maintient qu'elle est allée se coucher mais a entendu des cris et hurlements. Elle se ne serait pas affolée plus que ça et serait restée couchée. Personnellement, j'entends des hurlements et échanges vifs de voix dans mon appartement, ainsi que des bouteilles qui se brisent, je ne tente pas de me rendormir. Je ne serais même pas allé me coucher pour tout dire. Passons. Le reste de son audition est du même acabit : elle tourne autour du pot sans cesse et ne veut pas dire ce qu'elle a vu. Soit. Elle semble craindre l'homme qui a pris la fuite et au signalement si particulier. Il y a de quoi ... 
      Dans le même temps, son amant est contacté, il se présente spontanément au service à notre demande. Après s'être vu expliquer qu'il valait mieux venir donner sa version que de se faire interpeller comme un malpropre chez ses parents. En effet, celui-ci est âgé d'une trentaine d'années,vit chez ses parents mais ne s'appelle pas Tanguy. Rapidement entendu, l'histoire qu'il raconte donne un tout autre éclairage à l'affaire. Il est confronté à la locataire, puis la mesure de garde à vue de cette dernière est levée (son rôle étant mineur, et compte tenu du fait qu'elle ne risque pas de se mettre en cavale). En effet, dans l'attente de connaître la version qui se rapproche le plus de ce qu'il s'est passé, il convient de garder du temps de GAV pour plus tard, une fois que nous aurons tout le monde sous la main.  

                                                             De la version de l'amant

      L'histoire qui nous est contée par ce dernier diffère sensiblement de celle de sa chère et tendre, même si celle-ci s'est montrée plus raisonnable lors de la confrontation. Objectivement, sa version ne tenait pas une seconde. 
     Et en fait d'histoire, nous voilà servis: la locataire a convié son amant et une connaissance de ce dernier (la "victime") afin de passer une soirée agréable dans un cadre idyllique (bougies, whisky de qualité - du J&B autrement appelé jus de bagarre, vodka chaude et pistaches). La fête étant plus folle avec des gars pleins d'alcool, la locataire invitait deux individus du quartier, passablement éméchés, qui venaient avec leurs munitions, d'aussi grande qualité. Et un peu de cocaïne aussi, pour se redonner la pêche. 
     Détail d'importance, l'un des deux, au signalement si particulier, est connu pour être un authentique connard, agressif et violent. Et ce qui devait arriver arriva. Prenant en grippe le comparse de l'amant, celui que nous nommerons "Momo", car tel est son surnom, n'a cessé de le titiller (j'aurais pu employer le terme chier dans les bottes) toute la soirée avec des mots doux, probablement liés à sa couleur de peau et à ses origines, soit les mêmes que lui, l'Afrique. Les mots ne semblant pas atteindre sa victime, d'un flegme à tout épreuve; au petit matin, il décidait d'en venir aux mains, pensant logiquement que ses arguments rentreraient mieux aux poings. D'où le sang. Les échauffourées se poursuivent sur le balcon où la victime s'est réfugiée et les coups continuent à pleuvoir. Jusqu'à ce que ce dernier décide de prendre la fuite, en enjambant le balcon. Mauvaise idée, puisque son agresseur, plus que jamais en position de force, attend qu'il soit suspendu dans le vide, pour lui balancer un coup de pied au visage en lui disant "tu veux voler ? Alors vole". Le malheureux n'a pas eu le temps de déployer le parachute. 
     Dans l'appartement, dans le salon précisément et sur le balcon, où tout le monde est encore présent - je dis bien tout le monde - un ange passe, les ailes lourdes de bris de verre et de vapeurs de mauvais alcool. Envolée de moineaux. Fatigue soudaine certainement. Reste la locataire. 


De l'audition de la victime

     La victime est une petite frappe de la banlieue sud. Mais ce soir là il n'avait fait de mal à personne. Si ce n'est amener un peu de poudre pour la fête. Son pronostic vital était engagé mais finalement il s'en sort sans séquelle. En cas de guerre, il pourra entrer en Résistance. De la carne. 
     Sa version colle avec celle de l'amant, à peu de choses près. Rien de très probant dans ses déclarations. 
     Il écope néanmoins d'une belle I.T.T, et d'un trou dans la caboche, du fait de l'hématome. Pour la petite histoire, il a été exécuté quelques années plus tard au 11.43 dans sa banlieue sud. Quelques percées de plus. Je ne le pleurerais pas. 

Des investigations qui permirent de clore le dossier

      Le signalement si atypique s'est avéré parlant, puisque c'est mon chef de groupe qui l'a rapidement identifié pour l'avoir interpellé plusieurs fois par le passé. Un toxico putride, aux dents pourries et aux cicatrices visibles. Un type en voie de clochardisation, un cloporte parasitant tout ce qu'il touchait. L'identification fut formelle et sans détour par la locataire et l'amant. 
     Nous lui avons longtemps couru après, en vain, et avons identifié et eu en garde à vue tous les protagonistes présents, y compris le quatrième, sauf l'auteur principal. 
     Car au final, tout le monde a essayé de le calmer, en vain. Encore un qui possédait un gros potentiel de connerie, et qui, aidé par l'alcool, ne devait en être que plus agréable. 

     Il a fini par être inscrit (au fichier des personnes recherchées), et a été interpellé plusieurs mois plus tard à l'occasion d'un contrôle de routine. Il a eu le droit à sa garde à vue, à la mise en examen et à l'écrou. Il y a été fidèle à sa réputation. Alors en garde à vue il a parlé car sa cavale lui a coûté. De façon circonstanciée il a raconté sa soirée, en minimisant sa participation. Nous ne l'aurions pas respecté s'il ne l'avait pas fait ceci dit. Il a bien dit s'être battu avec sa "victime" après avoir été provoqué par ce dernier. Evidemment, la confrontation n'a jamais eu lieu avec sa proie, celui-ci n'ayant plus déféré à nos convocations par la suite. Il a reconnu l'avoir poursuivi sur le balcon. L'avoir aidé à franchir le pas pour le grand saut aussi, puisqu'il voulait manifestement partir. 

     Mais l'inviter à voler, ça jamais, faut pas déconner. 


Flam

dimanche 16 juin 2013

Tranches de vie

     Il était une fois une jeune femme, un peu paumée, dont la vie a été gâchée par un énième drame.  
     Une jolie fille, un peu naïve, qui a fait une mauvaise rencontre qui a failli lui coûter la vie. Des histoires comme il n'y en a que trop.
     Je n'oublierai jamais son nom. Et pourtant il est malgache (ceux qui ont déjà orthographié deux cent fois un nom malgache comprendront). Nous l'appellerons Lila pour simplifier.
     C'était un week-end de permanence au commissariat (vous allez finir par croire que je ne branle rien la semaine à ce rythme), du boulot "ras la gueule", des gardes à vue pénibles, nombreuses, certaines inutiles, comme souvent. Passons. Et pourtant j'écope d'une procédure à peine débutée, et j'échappe par là même aux gardés à vue qui me fatiguent déjà de leurs complaintes élimées. Une saisine (contre X, soit la majorité des saisines) suite à des faits de violences volontaires avec arme suivie d'un transport sur place des collègues de la nuit, et de longues et douloureuses constatations dont je vais vous livrer - en substance - quelques détails (je tease à fond je sais).

     Au commencement, les collègues sont appelés pour une jeune femme (Lila donc) errant dans la rue, en état de choc, recueillie par des passants. Elle pisse le sang, mais on ne sait pas vraiment d'où, car elle en est couverte. Elle est rapidement prise en charge par les secours et emmenée à l'hôpital. Les collègues de la permanence de nuit se déplacent donc pour les constatations d'usage. Et font le cheminement inverse en suivant le résiné (le sang). Ils remontent jusqu'à un appartement haut dans les étages, vide de tout occupant mais où est retrouvé un couteau ensanglanté.
     Ils rédigent des constatations complètes et saisissent le couteau, et tout ce qu'il convient de faire en pareil cas. Ce n'est pas toujours comme cela que ça se passe. Dans cette boite, tu trouveras immanquablement un collègue prêt à "retoquer" le travail d'un autre, à raison parfois, par bêtise ou prétention souvent. L'appartement est actuellement occupé par Lila, et lui est apparemment prêté par une tierce personne, locataire en titre.
     Cette dernière est entre les mains des médecins des urgences et rien ne peut être envisagé la concernant dans l'immédiat. On sait tout juste que son pronostic vital n'est pas engagé.

     J'écope donc du dossier en l'état. Il faut évidemment "gratter" et en savoir plus. Je n'ai pas été déçu. J'étais motivé. L'oisiveté est la pire ennemie chez nous, surtout quand elle est entretenue. Je tiens ces mots durs aujourd'hui, alors même que j'ai assez peu d'ancienneté, car je sais ce dont l'administration est capable. Sans parler des collègues. On a bien souvent la queue basse quand il s'agit de revenir sur ses propres erreurs.

     Je décide de retourner sur les lieux avec un collègue, pour y conduire une enquête de voisinage, qui ne m'apprend pas grand chose. Enfin si, pas un résident n'a échappé aux hurlements de Lila. Mais personne n'a rien vu d'utile. Etonnant quand on connait la curiosité naturelle du français pour les évènements croustillants. Pas une âme vivante n'a vu ou entendu une autre personne que cette pauvre fille.
     Pas de judas bavare. Soit.

     Il y a encore du sang partout dans la cage d'escalier, un carnage. Des traces de doigts et de mains parcourent les murs, la rambarde, les marches et contre-marches sont constellées de goutes fuyantes en direction de la descente. Surréaliste, flippant. Le cheminement à l'extérieur s'arrête quelques dizaines de mètres après la sortie de l'immeuble, endroit où elle s'est semble-t-il effondrée au sol, et fut prise en charge par les badauds. Âmes de samaritains. Merci pour elle.

     Je rentre donc guère plus avancé, si ce n'est dans l'arrondissement. A l'époque, la vidéo protection en était à ses balbutiements et aucune caméra n'est présente à proximité de la sortie de l'immeuble. Dommage. Vu l'heure tardive, l'enquête de voisinage conduite à proximité ne s'est avérée que peu pertinente.

     Je convoque donc les témoins qui ont recueilli Lila en souffrance. Seul un d'entre eux m'apporte un élément tangible laissant à penser à autre chose qu'une tentative désespérée de suicide. La sortie, peu après celle de Lila de l'immeuble, d'un homme en panique, couvert de sang, parti à pied dans la direction opposée. Je n'obtiens qu'un signalement vague, rien d'exploitable en l'état. Néanmoins, mon coeur fait un bond, mes pupilles se dilatent. Faut que je chope ce type, à tout prix. Parallèlement, les recherches sur les stations de métropolitain aux alentours sont lancées. Elles s'avéreront infructueuses. Le bougre est parti à pied - ou en voiture qui sait - paniqué, mais pas si inconscient.

     Retour au service comme on dit chez nous. Bredouille. Ou presque. Je prends contact avec l'hôpital qui m'apprend, après que j'en ai dûment requis l'administrateur, que Lila devrait être opérée sous peu. Les blessures qu'elles portent sont principalement situées sur les paumes des mains et les doigts. Elles sont extrêmement graves, les séquelles seront sévères. Elle a perdu du sang mais elle ne risque plus rien. Elle sera vraisemblablement audible dans l'après midi. Je demande à ce que ses effets personnels soient conservés et me soient remis, en vue d'eventuelles - mais certaines - investigations. J'apprends qu'il y a un téléphone portable. Magnifique. Un téléphone ne débite pas de phrases débiles et trompeuses mais parle beaucoup.

     J'avale un mauvais repas et me transporte à l'hôpital dans l'après midi avec une collègue en vue de l'audition de Lila. Pas d'ordinateur portable en état de marche, ça fleure bon le vieux procès-verbal manuscrit, à l'ancienne (dans ces cas là, et en fonction de la qualité - au sens propre - d'écriture, il peut s'avérer judicieux de faire une retranscription du PV qui sera annexée, dans un souci de "meilleure" compréhension).

     Je me fais remettre les effets personnels de Lila, parmi lesquels un jeu de clefs de l'appartement, des vêtements souillés de sang mais sur lesquels je ne vois aucune entaille due à une lame, son téléphone portable et diverses affaires sans intérêt. Les vêtements seront mis à sécher et placés sous scellés (privilégier les enveloppes en papier kraft, les vêtements mal séchés ayant fâcheuse tendance à continuer de "suer" et détruire l'A.D.N pouvant être exploitable). Le téléphone sera exploité bien évidemment.
   
     Après moults avertissements des infirmières quant à son état de fatigue, nous accédons à la chambre et je découvre enfin le visage de Lila. D'une tristesse indescriptible, pâle comme un linge, elle repose sur son lit, les yeux mi-clos. Et pourtant elle reste belle. Ses mains sont enfermées dans de gigantesques bandages supportant quelques tâches de sang. Il n'est pas besoin d'avoir vu les tâches pour imaginer le calvaire qu'elle a vécu. J'ai en main les comptes rendus descriptifs dûment requis et les ai lus : elle a les doigts déchiquetés, certains ont presque été sectionnés. Nous nous identifions et lui exposons le motif de notre venue. Comme si elle ne s'y attendait pas ... Elle a un petit mouvement de recul - néanmoins - et reste craintive. Ma collègue féminine me regarde et me fait un signe. Va falloir être doux et ne pas la brusquer. Je laisse ma collègue lui parler dans un premier temps. Ceux qui me connaissent etc ... Juste parler un peu, pour rompre cette distance qu'il existe toujours entre le flic et la population. Elle est peu bavarde. Elle évoque une dispute avec un jeune homme. Il s'appelle Guillaume (le prénom n'a, pour une fois, pas été changé). Elle se braque un peu, et évite de parler de lui.
     Puis elle se met à pleurer doucement, en silence. Le genre de moment où on ne sait plus où se mettre. Où vous regardez connement les peintures au plafond pour savoir à quand remonte la dernière couche. Vous passez pour un peintre en somme.
     C'est pourtant le meilleur moment pour crever l'abcès et obtenir la première version des faits qui se sont déroulés, du moins tels que Lila le décrira. Et c'est ce qu'il s'est passé. Après avoir échangé un regard avec la collègue, nous l'avons invitée à nous raconter son histoire d'abord, et l'avons amené à la nuit qui l'a conduite à croiser notre route.
   
     Lila est une jeune femme avec un lourd passé semble-t-il, qu'elle n'a pas évoqué ou peu, et a atterri en France un peu par dépit, ne sachant pas quoi y faire. Errant entre de petits boulots minables aux salaires ridicules et phases d'inactivité, elle survit plus qu'elle ne vit. Les aléas de cette triste existence ont conduit, pour une raison que nous ignorons alors, Lila en hôpital psychiatrique, pour un court séjour, dont elle est sortie il y a peu. Etablissement "propice aux rencontres" manifestement, puisqu'elle y a fait la connaissance du prénommé Guillaume. S'en est suivie une relation, qui l'était plus ou moins. Guillaume n'a pas non plus eu la vie facile manifestement, et a un petit problème avec la bouteille. Elle n'est pas en mesure de nous en communiquer plus à son sujet, si ce n'est qu'il vit de temps en temps chez sa mère, en province, et qu'entre deux passages, il "squatte" un peu partout. Elle connait son numéro de téléphone, enregistré dans ses contacts, et a une photo de lui sur ce même téléphone. Intérieurement, je bous. Mais nous n'en sommes pas encore arrivés à ce qu'il s'est passé.

     Ce soir là, c'est Lila, et son lit, qu'il a envie de squatter. Alors elle l'emmène chez elle. Enfin, ce qu'elle considère être chez elle. Il s'y alcoolise un peu - trop - mais elle également, en moindre quantité. Puis le couple fait l'amour. Fatalement, à l'issue une dispute éclate, la bête étant repue. Pour un motif qui devait être d'une importance telle que je l'ai oublié. Echange de cris, de coups, jusqu'à ce que le Guillaume se saisisse de son couteau favori, qu'il porte constamment sur lui, un opinel si mes souvenirs ne me trompent pas. Et il frappe, à de nombreuses reprises, le visage déformé précisera t-elle, directement à la gorge. Avec une rage non dissimulée, l'objet de la dispute devant probablement en excuser le caractère subi(t). En direction de la gorge, plus précisément. Tant de fois qu'il en touche tous les doigts que Lila n'a pu qu'opposer.
     Les réflexes de cette dernière la sauveront ce soir là, mais elle en perdra probablement l'usage de quelques doigts. C'est à se demander si le peintre ce n'est pas lui ... Parfois, l'instinct de survie est d'une force insoupçonnée. Je pense qu'une part de chance est également à mettre au crédit de cette pauvre Lila. Manifestement, la bête était bien imbibée. Certains savent à quel point il est difficile de raisonner de la viande saoule.

     Elle pleure encore, à chaudes larmes, libérée. Voilà que ma saisine ordinaire vient d'être criminalisée. J'ai en main - potentiellement - un prénom et une photo. Elle nous lâche presque au hasard qu'il reprend le train, ce soir, pour sa région natale, le Nord. Il est seize heures. Rentrer promptement au service n'aura jamais eu autant de sens. Je n'ai jamais autant mis Paris à feu et à sang, sauf après avoir intégré les rangs de la PJ.

     Sur place, la hiérarchie présente, je rends compte, j'envisage, j'enrhume un peu aussi, l'affaire est trop belle. Serrer le "pélo" à sa montée dans le train aurait de la gueule. Mon chef d'unité, dont j'ai déjà parlé ici est plus qu'enthousiaste. Le poil luisant, il a désormais en plus l'oeil brillant et la truffe chaude. Le patron fait des bonds. Nous obtenons le cliché du prénommé Guillaume que l'on exhume du portable, on lance les réquisitions téléphoniques qui s'imposent (le téléphone est coupé, on le sait, et la réponse sur les factures détaillées ne nous parviendra pas un week end, nous ne sommes qu'un commissariat après tout). Ce qui permet également de mettre un nom sur Guillaume. Les recherches sur cette identité désormais complète (grâce aux maudits "fichiers", au premier rang desquels on trouve les pages blanches et jaunes, n'est ce pas ?) permettent de lui trouver une adresse dans le Nord de la France, chez sa mère.  
      Mais également de confirmer qu'il a bien pris un billet sur un train à destination du nord dans la soirée ...
      Il me faut aviser le parquet en premier (je ne l'ai pas précisé mais j'ai tenu celui-ci informé des avancées régulièrement, compte tenu de la nature des faits). Je tombe sur la parquetière - la plus - redoutée des collègues, précise à en devenir trop tatillonne, qui a fâcheuse tendance à couper la parole. Elle est néanmoins très appréciée. C'est pas gagné.

     Un "avis parquet" long, exhaustif. A l'issue duquel elle me fait savoir qu'elle est satisfaite du travail accompli. A tel point qu'elle décide de dessaisir le service pour confier la suite des investigations à LA Police Judiciaire. Prévisible, mais tellement décevant. Lorsqu'elle m'en informe au téléphone, mon visage a du se fissurer je pense. Il y avait beaucoup de monde autour de moi ce jour là, des collègues, et la hiérarchie. J'ai lu dans les yeux du patron quelque chose assimilable à du désespoir. Un truc approchant le "putain mais il a pas défendu son bout de gras le con". Et pourtant je me souviens avoir bataillé, motivé nos futures décisions, parlé du dispositif qui allait se mettre en place pour éviter la fuite de Guillaume. Rien d'assez suffisant manifestement. Les voies du Parquet restent impénétrables parfois, mais certaines décisions sont dures à encaisser parfois.
     Contact est pris avec le service saisi. J'explique tout au chef de groupe, le retour en train, la possibilité de l'interpeller ce soir, la possibilité que mettions en place un dispositif. On m'apprend que rien ne presse. Ah, on choisit donc de m'achever. Soit.

     La mort dans l'âme, le lendemain, je clôturais donc ladite procédure aux fins de transmission au service qui est actuellement le mien. Je poussais le vice jusqu'à leur porter la procédure. Je me souviendrai toujours de la réflexion du chef de groupe ce jour là: "ben il reste plus qu'à serrer le gars au final".

     Envie de meurtre ?
   
Flam

lundi 10 juin 2013

une journée pas comme les autres...

Mercredi soir; on en est déjà à la moitié de la semaine. Ce jour-là est un jour comme les autres, au sein du groupe. Les affaires se suivent. Beaucoup d'affaires dites d'initiative; qui "donnent" ou pas. Surtout, en fait, mais c'est le job. Les journées sont faites de filoches, de longues planques. Dehors, il fait froid, bref, c'est pas les meilleures conditions qui puissent être. Mais bon, on ne choisit pas. Le voyou sort aussi l'hiver.

  • chef: Ok, réunion pour tout le monde. Briefing: on est sollicité par le groupe de Barto. Ils ont une affaire sur laquelle il semblerait que les mecs s’intéressent d'un peu trop près à une société de transport de frêt. On en sait pas plus, si ce n'est qu'ils utilisent une Ford Focus dont on n'a pas l'immat, si ce n'est qu'elle est bleue, et que ce serait une "RS" (un peu comme celle-là). Rencard à 5 heures ici; on sera sur le point à six heures. Des questions ?
  • euh... on a rien d'autre? 
  • non, rien; on est même pas sûrs que les mecs viennent. Ils seraient plus ou moins accrochés sur un dossier, et se sont approchés, sans raison, d'un transporteur. Bonne nuit à tous, on se voit demain matin. 
Comme d'hab, le rendez-vous est à cinq heures; mais rapidement, il est 5h15, le temps que tout le monde arrive, que l'on s'équipe, et que certains prennent le café. Sans compter l'habituel retardataire qui a loupé le réveil. Ce jour-là, nous sommes une vingtaine sur le pont. 
Ce matin, c'est le chef de section, qui fait le briefing. Pas grand chose de plus que la veille, si ce n'est la composition des équipages, et le positionnement "grosso merdo" des véhicules. 
  • Chris et Franck, vous êtes dans la 306 noire du groupe Barto. 
Ok, je suis avec Franck, un mec du groupe enquête. Même âge que moi, sportif, que je place dans la catégorie "BRI" (pour l'image plus générale, voir "bacman"); j'apprendrai plus tard que c'est un de ses objectifs. 
Pour le coup, ça fait trois ans qu'on est dans le même service, mais on ne se côtoie pas; pas le même groupe, pas les mêmes potes... Mais pour autant, aucun problème l'un avec l'autre. Et pourtant, les inimitiés, comme dans toutes les professions, ça arrive. Mais là, c'est pas le cas. 
Six heures, tout le monde est en place. La société de transport ouvre... les chauffeurs vont et viennent avec leurs camions... Rien ne se passe. Comme d'habitude, ça sera casse-croûte sur le pouce. Bref, Mac-Do ou casse-dalle, au mieux. Et dans la voiture, bien sur. 
L'après-midi se passe... En fait, rien ne se passe, justement ! Aucune voiture qui corresponde à ce qui est annoncé. Comme d'habitude, plus le temps passe, plus les langues se délient, à la radio. Des petites vannes fusent, à droite ou à gauche, pour combler l'ennui. Jusqu'au rappel à l'ordre du chef de salle à 30 bornes de là, ou de l'autorité qui est sur place! 
Et pourtant, même à ne rien faire, tout le monde est équipé. Ce qui veut dire, bien sûr, le SIG, mais surtout le port du gilet pare-balle. Il faut dire que les instructions sont claires: en cas de blessure par balle, si le flic n'était pas porteur de son gilet, ça sera nada pour la veuve. Le genre d'idées qui fait plaisir ! 
Et pourtant, il faut bien avoir conscience que le gilet individuel n'est pas si vieux que ça, dans la police ! Moins de dix ans, en fait ! Auparavant, n'existaient que des gilets "lourds", avec une plaque de Kevlar. Bref, le truc qu'on ne met jamais, surtout par 30° en été ! 
En fait, pour être précis, depuis que Jean-Claude Bonnal, alias "le chinois" a artillé sur des collègues (petite bio de cet enfoiré par ici). Excusez le terme, mais j'ai toujours un peu de mal pour ceux qui n'hésitent pas à tirer sur des policiers... Suivez mon regard. 
Pour résumer, on est dans cette caisse depuis approximativement six heures du mat. Il est dix sept heures. Et il est question qu'on reste jusqu'à la fermeture du dépôt. Bref, après dix neuf heures. 
Bref, rien ne se passe... Tout le monde rentre chez soi. 
Comme tout le monde, je suis naze... Et pourtant, vous devez vous dire que nous avons passé la journée à "rien foutre". Peut-être. Mais pour autant, l'attente, le fait de porter son attention, se concentrer, le tout mêlé à  l'adrénaline.... tout ça fatigue... 
  • le chef: Rebelote demain matin; tout le monde sur place, comme aujourd'hui à six heures pétantes; arrangez-vous entre vous pour vous ramasser, s'il le faut. 
Bref, vendredi, six heures, Franck et moi sommes exactement au même point que la veille. Ca pue, pour le week-end, mais bon... c'est pour la France...
  • à tous, le dépôt ouvre ses portes. 
Tout le monde accuse réception. Tout le monde est, comme la veille, attentif au va et vient. Mais, comme la veille, rien ne se passe. Comme la veille, on passe à la boulangerie du coin acheter le même sandwich qu'on va regretter dans quelques minutes. Comme là ....
  • à tous, à l'approche, à l'instant, qui sort de l'autoroute, un véhicule Ford Focus RS, de couleur bleu; ça peut être le bon. on n'a pas pu relever l'immat. Elle prend Général de Gaulle. 
  • ok pour les Roméo 32; on les a. Ils passent devant nous; trois hommes à bord. L'immatriculation 354 ACR 91, je répète...
  • bien reçu. Attention, les gars, on fait pas l'attache-caravane, hein.
  • ils arrivent sur la zone industrielle. Personne ne bouge; vous ne faites qu'annoncer le passage
  • De 36, ils n'ont pas pris l’embranchement qui mène au dépôt; la bagnole a pris tout droit, au rond point
  • Attention, de 12, ils ont fait demi-tour au croisement suivant; ça revient sur le dispo
  • reçu de 36. Je confirme; ils arrivent sur le rond-point.... attention, 42, c'est pour vous. 
  • Reçu, de 42. Ils sont là... le véhicule se stationne; attention, il semblerait qu'un camion bouge. Peut-être leur objectif... 
  • reçu, de 5
  • le camion bouge. Les mecs matent le chauffeur. Le camion arrive sur le rond-point; il prend vers l'autoroute... la bagnole démarre. Je répète, la Focus démarre en direction de l'autoroute; même itinéraire que le camion
  • ok, de 25, passage du camion; je confirme, il prend l'autoroute. Toujours pas de Focus...
  • quelqu'un l'a à vue? 
Grand blanc, comme dans tous ces moments-là. 
  • de 25, j'ai pris le camion, au cas où. 
  • c'est bien pris; est-ce que quelqu'un a la Focus ? 
Autant dire que s'en est fini des blagues pourries. L'adré est montée. On a tous pensé la même chose, qu'ils allaient se "faire" le camion. Et pourtant, ils ne sont pas derrière le camion. Ils l'ont suivi, sur quelques centaines de mètres; enfin, on suppose qu'ils l'ont suivi ...
  • attention, de 12, retour de la Focus; je répète, retour de la Focus. Deux mecs à l'intérieur, cette fois-ci. Elle est arrivée par le centre-ville. 
  • ok, c'est reçu. Qu'est-ce qu'ils foutent? Bon, on la lâche pas, cette fois-ci. 
Le sandwich est passé par dessus la banquette; il traîne par terre. Enfin ... je n'en sais rien. Dans ces moments-là, plus rien n'existe. La concentration est totale. Voir sans se faire voir. Et comme on est tous parano ... Le moindre détail fait redoubler d'attention. 
  • ok; ça s'arrête comme tout à l'heure. Même place. Ca mate l'entrepôt. Je confirme, deux mecs à bord... 
J'en profite pour jeter un oeil sur mon GPS, histoire d'imaginer l'itinéraire qu'ils ont pu prendre, lorsqu'on les a perdu... 

Une heure.... deux heures.... trois heures... il est dix huit heures... rien ne bouge, mais tout le monde reste concentré, à l'écoute. Des camions sont sortis du dépôt, mais les mecs n'ont pas bougé! 
  • attention, y'a du mouvement. Le moteur est en marche; la bagnole fait marche-arrière. Ils font demi-tour, au ralenti. Attention, à tous, cette fois-ci, on les lâche pas. 
  • de 42, on est derrière. Même direction que ce matin; vers l'autoroute. Putain, ils font le feu (bah oui, le voyou se soucie assez peu du code de la route, faut dire; surtout lorsqu'il conduit une voiture volée, et replaquée). Je peux pas prendre, je répète, je peux pas prendre, je suis coincé au feu (bah oui, le mec qui est derrière des voyous, qui le sait pas, râle, en général, voyant le mec qui a fait le feu devant lui; mais, en même temps, il empêche le flic derrière d'avancer. Bref, c'est la merde). 
  • de 5, est-ce que quelqu'un a la bagnole? 
Pfff j'ai déjà vécu cette scène, et y'a pas si longtemps. 
  • de 164, on y va; on prend l'autoroute, on verra bien. 
Ah oui, je vous ai pas dit; ce jour-là, c'est moi, 164 (non, j'ai pas dit 16-64, bande d'alcoolos). Enfin, c'est nous; je conduis, donc c'est Franck qui est à la radio... 
  • on emmanche l'autoroute (j'ai dit l'autoroute, hein, pour les esprits mal tournés)
  • ok, reçu, 164. Personne n'a pu suivre, il semblerait; vous êtes seuls... 
  • ok, c'est pris. Pour l'instant, on n'a rien à vue
J'ai une 306 XSI ; un peu comme celle-là (Das Auto lol); oui, bon, je vous rappelle que cela s'est passé y'a quelques années, hein. Et puis bon, chez nous, on n'a pas ça.  Même si les cousins, pour certains, ont eu plus de chance; on leur a donné ça  (en même temps, pour ce qu'ils en ont fait... --> ). 
Bref, trêve de plaisanterie... 
J'ai ma 306 XSi, et elle roule plutôt bien. Nous voilà engagés sur l'autoroute. Comme nous avons un peu de retard sur la voiture (dont on suppose seulement qu'elle est là) je me le pied d'dans. 
On est à 40 bornes de Paris, et on a décidé de prendre en direction de la capitale. 160km/h au compteur... et cinq kilomètres plus loin : 
  • ok, on l'a. Je répète, de 164, on a la bagnole en visu. Ca roule fort; on passe la sortie n°5. Elle passe entre les files, le mec roule comme un malade
  • ok, 164. Gardez-les, on essaye de vous rejoindre. 
  • ça va trop fort... on arrive à l'embranchement.... on les voit pas
La difficulté est double, à cet instant; il y a, avant tout, la vitesse... bon, pas grand nombre de voitures non plus, sinon, les parisiens le savent, impossible de rouler. Mais il y a surtout qu'on doit faire gaffe à ne pas se montrer... et, à zigzaguer entre les files pour garder les contact, ce n'est pas du plus discrèt. Mais on fait au mieux. 
  •  Putain, Franck, tu les vois? 
  • non, que dalle
  • merde... va falloir se décider; ils ont pris où, d'après toi? 
  • j'en sais rien.. 1 chance sur 2....
  • Ouais.. fais chier.... merde (en tapant sur le volant qui, faut le reconnaitre, n'y est pour rien)
  • ok, je prend l'embranchement vers l'Est
  • ok, reçu, de 46. On est 2/3km derrière vous, on prend vers l'Ouest, au cas où. 
  • Reçu...
Le compteur de la voiture ne s'est pas arrangé. Est-ce que les mecs ont pris un camion en filoche? Personne ne le sait ! Vont-ils sur un lieu de dépôt? On ne le sait pas! 

  • ils sont là, je répète, on a la Focus, direction l'Est... kilomètre 26, c'est reçu? 
  • oui, reçu, de 5. Bien joué...
  • ça roule fort, encore. 160 au compteur; je ne vois pas de camion à proximité; pour moi, ils sont seuls
  • ok, c'est pris; annoncez la progression
  • on arrive au kilomètre 21; ça continue tout droit, direction l'Essonne. 
  • reçu
  • ok, c'est confirmé; ils prennent direction Evry. Attention, on arrive dans un bouchon. On a du monde devant
  • reçu; ça va nous laisser un peu de temps pour recoller. 
  • reçu, pour 164.... 
Bon, un peu de répit. Mine de rien, avec tout ça, on est tous les deux en sueur; autant dire que le temps passe sans que l'on s'en rende compte. Peut-être s'est-il écoulé 3 minutes... peut-être une heure. Difficile à dire! S'agirait de ne pas entendre, à la radio, qu'un camion s'est fait braquer au milieu de l'autoroute! 
  • ça sort, je répète, ils prennent la nationale
  • ok, c'est reçu; vous pouvez suivre? 
  • oui oui, c'est bon; on y est... on les a.... on arrive sur Evry. 
  • c'est pris; on a cinq minutes de retard...
Ca arrive. Il y a des jours où, sur une filoche, on ne "voit pas le jour", où on ne verra jamais l'objectif; un mauvais départ, un choix à faire qui s’avérera ne pas être le bon.... Il m'est déjà arrivé d'être au départ d'une filoche, le matin, et.... le soir, au moment où on "lève"; rien au milieu. Pas l'ombre du véhicule vu, sur toute une journée! 
  • ok, sortie numéro 2, direction Evry centre. 
  • reçu
  • ils sortent; prennent le rond-point et passent sur le pont. Avenue de la gare. Au feu rouge. Ils prennent à gauche. Ils sont sur la Nationale 2.... ça roule "normal"; file de gauche. Ca clignote à gauche; on a pris un peu de retard. Ok, ils tournent. On n'y est pas.... on peut pas avancer... rue Desmoulins.... on entre dans la rue; aucune visibilité. Ils ont passé le rond-point, devant....
  • on prend où, Franck? 
  • chais pas, moi! Deux possibilités; à droite ou à gauche... 
  • ok, va pour la droite....
Je sort du rond-point, en tournant à droite
  • putain, ils sont là... je les ai vu..; ils ont pris à gauche...
Volant vers la gauche, frein, frein à main.... mur.... qui tombe! 
Eh merde.... j'ai mal pris le virage... et me suis retrouvé contre le grillage d'un pavillon, qui est tombé! 

  • de 164, c'est fini pour nous. Le véhicule semble avoir pris la rue de l'entraide. 
  • reçu, de 5, on va essayer de chercher dans le quartier. 
  • reçu.
Avec Franck, on s'occupe du portail; par chance, il n'a rien. Il n'a fait que se dégonder. Pas de casse. La voiture semble ok. 
Il est presque vingt heures. Les collègues sont arrivé sur secteur, mais personne n'a rien trouvé. Il ne sert à rien de rester sur le quartier trop longtemps, si ce n'est de risquer de se faire lever!
Le temps d'arriver au service, il est presque vingt et une heure. A la maison 45mn plus tard. 

Le lundi, arrivée au service "classique"; rien n'a bougé le week-end, et pour cause, la société de transport est fermée. 
  • ah, au fait, Chris; la 306 a un souci; faut que tu fasses un rapport
  • ah bon? qu'est-ce qui se passe? 
  • le radiateur s'est perçé. Tu fais ce qu'il faut ? 
  • ok. 
Bon, ben c'est la demi-journée qui est morte. Faut faire le rapport, remplir les formulaires ad-hoc, et soit amener la voiture au garage, soit se débrouiller pour qu'ils viennent la chercher. Le garagiste (de la police) me dit qu'il va venir chercher la voiture. Ca m'arrange. 
Ou pas.... le lendemain, j'apprends que la voiture est réformée. Le coût de réparation est trop élevé par rapport à l'ancienneté du véhicule. REFORME. 

Cette affaire, s'est arrêtée là, pour moi. Rien à voir avec le véhicule, mais finalement, tout s'est calmé; plus rien autour du dépôt de marchandise.... rien n'indique non plus qu'on se soit fait détroncher! Ca arrive souvent; les mecs sont chauds et puis, au dernier moment, rien ne se passe! Un jour, un mec ne s'est pas levé, le lendemain, on apprend qu'il s'est fait peter la nuit pour un défaut de permis, le troisième jour, c'est un autre mec qui s'est couché trop tard, etc... bref...
Mais l'enquête a continué pour le groupe Barto. En fait, comme un signe du destin, la voiture s'était en fait trouvée, finalement, à coté du portail que j'avais percuté! Une petite allée de garages. La voiture vue par le collègue lors de mon demi-tour ne devait pas être la bonne.... 

Quelques semaines plus tard, j'étais dans le couloir, à discuter avec le chef de section, Commissaire de Police de son état. Il me demande à ce moment-là de passer "dans la semaine", pour signer une "lettre de mise en garde".... Hum.... comment ? Oui; décision du Directeur. Un véhicule est cassé; le conducteur est en tort... bref, sanction ! 
J'avoue.... J'ai fait comprendre (avec humour) à mon commissaire que je ne signerai pas cette lettre. 
Je n'en ai plus jamais entendu parler. Si ce n'est quelques mois plus tard, lorsque j'ai appris que ce patron avait pris "sur lui" pour ne pas me faire signer cette sanction.
Je précise qu'une mise en garde n'a aucune valeur dans l'échelle des sanctions de la police; si ce n'est que, le jour où, on peut la ressortir pour vous dire un truc du genre "on vous avait déjà prévenu" et, à ce moment-là, vous infliger une sanction réelle, comme un blâme, par exemple. 

Quelques semaines plus tard, l'équipe que nous avions filochée était interpellée dans le cadre d'une Commission Rogatoire en crime organisé. Les mecs avaient, en plus, été "remonté" sur un vol de frêt....  hors de notre zone de compétence.... comme quoi, il n'y a pas tant de hasards que cela... 

mercredi 29 mai 2013

L'enquête des C

~ La couille ~

     Nous sommes vendredi, il est midi. J'entre dans un logement à deux pas du commissariat. La porte est jusque là verrouillée de l'intérieur (je note intérieurement) mais les sapeurs pompiers ont ouvert après être entrés dans l'appartement.
     Nous progressons dans la pièce principale en prenant soin de n'emprunter qu'un seul chemin et de repasser sur nos traces. Nous ne portons que des sur-chaussures et des gants. Le reste de l'équipement, on ne le voit qu'à l'I.J (Identité Judiciaire), ou dans les séries où ils ont un tas de fichiers inutiles (genre fichier des traces de pneus dans le sable: j'enlève mes lunettes, je pose de 3/4, vous voyez la gueule de con ?). Au fond du deux pièces fonctionnel, propre mais minimaliste au niveau déco, se trouve une chambre, un banc de musculation (je note), et un lit deux personnes limite crade (pas besoin de noter je ne l'oublierai jamais). Lit sur lequel repose le corps d'un homme, que la vie a vraisemblablement quitté.
     Ici débute une des enquêtes qui m'a probablement le plus marqué.

~ Le cheminement ~

     Un vendredi comme je les aime. De permanence matin avec mon chef de groupe, nous sommes sur le point d'être relevés. Je n'ai pas encore la qualité d'officier de police judiciaire, car l'arrêté de nomination n'a pas encore été publié. Je suis au début de ma carrière. La semaine a été longue et chargée. Je suis content qu'elle soit proche de se terminer.
     Tout est calme, le travail ne manque pas mais nous avons bien avancé sur les dossiers. Si tout se passe bien, on pourra se faire une petite "semoule" bien relevée ce midi. Une tradition. Youssef (le prénom n'a pas été changé), nous attend.
     11h43, l'appel tombe. Découverte de cadavre. Les sapeurs pompiers ont été appelés pour un homme ne répondant plus aux appels. Ils sont entrés en brisant une baie vitrée au sixième étage d'un immeuble récent mais vieux avant l'âge. Ils y ont trouvé un homme mort. Aucun détail ne nous est communiqué, nous sommes attendus sur place. Ça commence fort.
     Mon chef de groupe vient me chercher et me dit mot pour mot "allez viens bitos, tu vas voir comment on gère un macchabée en vitesse". J'attrape mes affaires et nous y voilà. C'est "à deux pas" qu'il me dit en plus, "tu vas voir c'est du gâteau".

                                                       ~ Le con ~

     Nous nous y rendons d'un bon pas, il rigole. Il me fait la leçon, lui l'ancien face au lapin de six semaines que je suis. Je me souviendrai toujours de sa tête. Avant et après. Nous n'avons pas mangé de semoule ce jour là, pourtant on a fait de l'huile. Il fait beau, tout le monde est content. Les femmes sont courtement vêtues, la vie est belle. De la merde oui ...
     Nous entrons dans l'immeuble, qu'un membre de l'équipage de voie publique a pris soin de laisser ouvert, et grimpons au sixième étage.

~ Les premières constatations ~

     Les pompiers ne sont plus sur place. Les maigres infos ont été données aux collègues de voie publique qui gardent les lieux. Manifestement, ils n'ont pas pris de précautions particulières dans l'appartement, rien de suspect n'ayant été relevé. Super. Il faudrait organiser des stages inter-services pour comprendre les impératifs en judiciaire (on me souffle à l'oreille que ça existe ... ).
     Toutes précautions d'usage prises - sous réserve de ce que j'ai dit plus haut - nous avançons dans le salon. Je note la présence d'une lettre tapée à l'ordinateur et imprimée, et d'un gros rouleau de film plastique sur la table de la pièce principale. Du type qui emballe les palettes dans les entrepôts. Tout ça n'annonce rien de bien sain.
     Arrivée dans la chambre, à 2m50 de la table de la pièce principale. Outre le banc de musculation, je remarque la présence de cinq unités centrales d'ordinateurs empilées. Les façades latérales sont absentes. De plus en plus étrange. Je n'aperçois aucun disque dur. De mieux en mieux. Ou de pire en pire selon le point de vue.
     Puis je me retourne sur le corps. Au milieu du lit, les bras en croix, dont l'un passe sous le fin matelas, git le corps d'un homme de vingt cinq ans à vue de nez. Enfin je dis ça mais on ne voit pas son visage. Il est masqué par ce même film plastique - bien épais - qui semble en faire le tour plusieurs fois, vu l'opacité. Le défunt (j'écris défunt mais en fait je n'en sais rien n'étant pas médecin) ne porte qu'un slip souillé par l'épreuve qu'il semble avoir traversée. Il repose sur le dos (décubitus dorsal, plus de détails par ici).

     Petite précision : en province, du moins pour ce que j'en connais, un médecin (légiste en général) se déplace quasiment systématiquement sur les découvertes de cadavres. Cela permet de faire un tri non négligeable sur les enquêtes qui en méritent une et celles qui sont "pliées d'avance". Et plus important un certificat de décès est établi. A Paris, c'est assez rare, si ce n'est éventuellement le praticien du SMUR ou SAMU (cas des décès sur la voie publique) ou lorsqu'un médecin est présent dans l'équipage des SP (Sapeurs Pompiers). Bien souvent donc, aucun certificat de décès n'est délivré.   
     Vous enquêtez donc parfois sur un corps pour rechercher les causes d'une mort qui n'a pas été établie de manière officielle. Et, oui,  nous ne sommes plus à une aberration près. 
     En l'espèce, je n'avais pas de certificat de décès. Le corps de ce pauvre homme devait probablement se situer aux frontières du réel. Quelque part entre le Styx, le port de l'Arsenal et le canal de l'Ourcq.

     Le corps est plutôt "frais", peu ou pas d'odeur, ce qui implique une mort récente vu le temps clément et les températures agréables (nous sommes au printemps), nous le manipulons avec précaution, la rigidité cadavérique (définition) - rigor mortis - est présente dans les membres inférieurs. Des lividités cadavériques sont installées sur les parties basses du corps non comprimées, soit au dessus des parties en contact avec le matelas, gravité y compris (explications par ). Nous ne parvenons pas à retourner le corps pour autant, il n'est pourtant pas bien épais ... Mon chef de groupe s'avance sur le lit et enjambe le corps, je fais le tour du lit. Là je me liquéfie et je lui hurle "descends de ce putain de lit tout de suite".

~ La chiure ~

     Je comprends pourquoi le corps ne peut être retourné. Les deux bras sont attachés au cadre du lit, par des liens de corde fine tellement tendus qu'ils s'enfoncent dans les chairs. On ne les voit pas. Ils sont courts, et ne permettent aucun débattement. Sous le choc, je ne vérifie rien d'autre.
     Cloué, les questions fusent dans ma tête par dizaines: qu'ont touché les pompiers ? Les collègues ? Qu'avons-nous touché ? Quels ont été les chemins empruntés dans l'appartement ? Ce gars était-il seul au moment de sa mort et si non, qui se trouvait dans l'appartement à cet instant ? L'angoisse.

     Premier réflexe, tout le monde dégage de l'appartement. On appelle en urgence le magistrat de permanence criminelle, lequel annonce son arrivée sur les lieux en compagnie de collègues de la Brigade Criminelle en observateurs. Demi maul (petite blague privée à destination de l'entente rugby du 36 Quai des Orfèvres dont les membres ne liront pas ce billet).
     Débarque le chef d'unité, et le chef de service, prévenus aussi. Oui, la police est une institution hiérarchisée. Le chef d'unité est un mec solide - professionnellement parlant - bien que taillé à la serpe dans une brindille sèche. Il conseille et oriente, sans prendre la main. Il assure. Plus que moi (je note).
     Le temps que le "Proc" débarque avec les saigneurs de la Crim', sont sorties du chapeau - comme de bizarre - des tenues complètes de "scènes de crimes" nous permettant de poursuivre les investigations (Article 22 du règlement général d'emploi: "démerde toi comme tu peux"... ). La tenue coton-tige. Les voies des fournitures administratives étant désormais pénétrables, nous pouvons dès lors, sans crainte mais avec prudence, arpenter les lieux.

      Ndlr: A l'occasion de cette enquête, j'ai fait l'objet d'un prélèvement A.D.N, en vue de la "désincrimination" (veuillez pardonner le néologisme), tout comme mes collègues. Rien de choquant selon moi, mais ceci est une autre histoire. 

      On évite, autant que faire se peut, de manipuler le corps (le mal a déjà été fait vous me direz) mais on inspecte surtout. Il ne semble y avoir aucune trace de coup sur ce dernier, pas de plaie visible, aucune contusion, nous n'en sommes pas moins des non spécialistes.    
      Les liens sont vraiment tendus, sans marge de manoeuvre. Impossible de voir pourtant comment les liens ont été effectués, ceux-ci étant trop profondément ancrés dans les chairs. Hors de question d'y toucher avant l'arrivée de la Crim'. Et putain, ces ordis rangés impeccablement sans disque dur, ce banc de musculation, le back ground semble super glauque ...
 
      Le rouleau de film est sur la table, à trois mètres cinquante du corps, en léger décalage avec l'entrée de la chambre ce qui impose de décrire un virage. Or, la tête est entourée d'au moins trois à quatre tours dudit film, opaque au possible. Comment imaginer que cet homme a pris le soin de laisser une lettre  annonçant son suicide, posée à côté du rouleau, s'est enroulé la tête puis est allé s'attacher - à poil ou presque - au cadre du lit, de manière aussi déterminée ?

~ "La crim" ~

      On nous annonce l'arrivée du substitut de permanence ainsi que des collègues de la Brigade Criminelle. L'affaire tombe au plus mal, ils sont sur une autre enquête qui monopolise toutes les ressources du service, autrement plus médiatisée. Ils annoncent la couleur d'emblée, le substitut le sait (c'te connerie). Et oui, la Crim' a un certain poids. Ils en imposent, alors qu'en fait ils font caca comme moi régulièrement. Question d'aura probablement. Certains en abusent, eux sont plutôt détendus.
      Nous leur faisons un compte rendu des premières constatations, de la disposition du corps et des éléments plus que troublants relevés. Ca leur fait bouger une couille sans frôler l'autre. Question d'habitude probablement.
      Ils sont plutôt sympathiques mais la manière dont ils vont procéder est étrange. Ils s'équipent avec le substitut et pénètrent seuls dans l'appartement. Après quinze minutes, ils ressortent et nous demandent d'entrer. Les visages sont fermés. J'ai l'impression de passer sur le grill . Qu'avons nous raté ?
     Nous nous dirigeons vers le corps et nous penchons plus sérieusement sur les liens. L'un deux est un noeud coulant ... Il ne leur en faut guère plus.
     Le verdict est sans appel pour la Crim', il s'agit d'un suicide. Les regards se croisent, substitut, crim', poulets de batterie, taulier, dans le désordre. Tout ça me paraît un peu prématuré mais bon, passons. Le magistrat nous laisse saisis de l'enquête, moment que le chef de service choisit pour manquer de s'étouffer. Nous recevons pour instructions de mener enquête (sur les bases de l'article 74 du Code de Procédure Pénale donc, rien ne paraissant suspect à ce stade ...) en vue de l'autopsie qui doit avoir lieu au plus vite. Avec assistance des enquêteurs, donc bibi et son chef de groupe. Au moins, la transmission rapide de la procédure n'est pas nécessaire comme c'est le cas pour les autopsies sans assistance.
     Autant vous dire que nous n'étions pas plus nombreux à bosser sur l'enquête, d'où l'étouffement du patron. Les collègues rompus à la procédure qui me liront imagineront sans mal.
     Le substitut et la crim' étant partis, il ne reste que nous, et un grand moment de solitude à venir (un ange passe, les ailes plombées d'une procédure épaisse). Pas la peine de vous préciser que pour le couscous de midi, c'était baisé.

~ Les conclusions ~

     Nous avons donc bossé comme des chiens, sur les constatations, l'ensemble des scellés à réaliser (après exploitation des traces et indices), le cheminement possible des personnes éventuellement présentes avec lui au moment de sa mort (directions de fuite, vidéos éventuelles, enquêtes de voisinage, etc ... ). Aucune hypothèse n'était écartée.
     Nous avons été contactés par son employeur et auditionné ce dernier, lequel avait reçu la même lettre alambiquée et dactylographiée dans laquelle il annonçait son départ pour ailleurs (le lien avec les ordinateurs dépouillés de leurs disques durs me trottant dans la tête). Lettre reçue le jour de la découverte du corps, par voie postale. Nous avons entendu le peu de familiers restants, et qui sais-je encore. Nous avons fouillé son passé, un peu glauque, sa vie, ses moeurs ... Nous avons envisagé plusieurs scénarios, mais rien ne permettait d'en dégager un qui soit totalement convaincant. L'autopsie a été donc été conduite, sur la base d'un "fouzitou" d'idées, et en n'excluant aucune piste. Une autopsie longue, très longue, complète, soit environ cinq heures.
     Les liens - qui sont dans ce genre de cas laissés intacts in situ lors du transport du corps - ont été coupés sur le cadre de lit puis méticuleusement inspectés par un spécialiste. Il y avait bien un noeud "fixe" et un noeud coulant. Les conclusions de cette enquête me hantent parfois, puisqu'aucun élément suspect n'ayant été mis à jour, c'est la thèse du suicide qui a été retenue. Bien évidemment, tous les prélèvements nécessaires pour la recherche de toxiques, médicaments, stupéfiants, et imprégnation alcoolique ont été effectués. Les résultats ne sont pas immédiats en revanche. Ils n'ont rien appris de plus. L'enquête a donc été clôturée.  
     Et le suicide privilégié.

     Sentiment d'inachevé donc, d'élément qui t'échappe. Probablement la raison pour laquelle je pense toujours à cette enquête qui pour moi n'a jamais été close. Comme un flottement quand j'y pense, peut être l'impression d'avoir raté quelque chose, puisqu'en définitive, une thèse a été retenue par dépit, du fait de l'impossibilité d'en démontrer une autre. Et pourtant, ce ne sont pas les faits troublants qui manquaient. Imaginez donc que ce garçon a, sobrement, préparé deux lettres annonçant son désir d'en finir avec la vie pour en poster une chez son employeur, avec le risque qu'elle arrive avant. Puis aurait rangé ses ordinateurs en prenant soin de se débarrasser de l'ensemble de leurs disques durs (on se demande bien pourquoi, mais surtout où). Puis aurait préparé méticuleusement deux liens, dont un ouvert puisque fixe et l'autre coulant.
     Enfin, il aurait entouré son visage de film plastique (l'autopsie aura révélée quatre tours et demi au total), posé le rouleau sur la table, parcouru le chemin jusqu'à son lit, avec la difficulté que vous pouvez bien imaginer, aurait attaché un de ses poignets avec le lien fixe, puis passé son bras dans le lien coulant. Quand on pense à la volonté nécessaire pour accomplir tout ça en se sachant dans l'impossibilité de respirer (sans parler du stress), on se dit que la détermination sans faille déployée aurait fait merveille s'il avait choisi la vie.
     Et si maintenant je vous apprends que la porte verrouillée de l'intérieur avec les clefs engagées dans la serrure pouvait être ouverte ou fermée de l'extérieur sans difficulté à l'aide d'un second trousseau, je ne doute plus du fait que vous allez - vous aussi - vous poser quelques questions.

     J'ai entendu une phrase très juste dans une série policière que je trouve très bien réalisée et que j'adore ("Southland" pour les curieux) : "Un jour ou l'autre un flic doit apprendre qu'il ne peut pas sauver tout le monde". En effet. Ce que j'ai appris de cette enquête et qui n'en est pas moins vrai, c'est qu'un flic ne peut pas toujours avoir les réponses aux questions qui lui sont posées.
     Et ça, c'est tout aussi dur à accepter.

     Flam