jeudi 23 janvier 2014

Lettre à Paul


      Il est bien des choses difficiles dans ce métier. Mais on s'y fait. Malheureusement, lorsque des enfants sont impliqués, on a beau dire, mais c'est compliqué.

      C'est une des raisons pour lesquelles je n'irai jamais travailler au sein d'une unité pour mineurs victimes.

      Pourtant, les violences faites aux enfants, et leur mort parfois, se croisent souvent. Et presque chaque collègue y a eu affaire. Parce qu'ils sont innocents, et sont donc le meilleur moyen de pression bien souvent. Ils catalysent la haine qui déchirent les êtres alors même qu'ils n'ont rien demandé. Des éponges avant l'heure. Laissons les Bob où ils sont et revenons à nos moutons.

     L'histoire de ce jour n'est pas une histoire de violence, pourtant elle a laissé des traces.

     Il est tôt en ce mercredi tandis que tombe la pelle. Pour une fois ce n'est pas un week-end, comme quoi les choses changent. Nous sommes appelés pour une découverte de cadavre. Encore une. Ce jour là, j'en verrai trois. Je suis alors de permanence "décès", celui qui aura à traiter "avec" tous ceux qui viendraient à périr de trépas sur mon ressort.

     A cet instant, j'ignore encore de quoi il retourne, confiant en rien, mais sûr d'inconnues, je fonce, comme si le corps que j'avais à manipuler tenait encore à la vie. Rien ne sert de se précipiter sur un cadavre, c'est comme une bonne salade. Curieusement, mon chef de service et mon chef d'unité m'accompagnent. Je suis un jeune lapin, c'est vrai, mais là ...

     Nous nous y rendons sirènes hurlantes, alors même qu'il n' y a pas urgence. Les visages sont tendus, l'atmosphère de l'habitacle délétère, bien que le véhicule n'ait pas été prêté à la BAC depuis fort longtemps (petite dédicace personnelle). Le trajet me parait long, poussif, la circulation infernale malgré les coups de klaxons et le gyrophare. Nous sommes à quelques cinq cent mètres des lieux.

     Au pied de l'immeuble, on m'économise, on me berce de doux mots: en clair on me demande de garder le véhicule car "en cas que des fois la guerre éclate, par mégarde, je pourrais éventuellement être utile, afin de démarrer le véhicule pour fuir". Nous nous trouvons alors dans le coin le plus boboïde de l'arrondissement. Je suis l'OPJ en charge des enquêtes décès. J'envoie respectueusement la chef de service se faire "cuire le cul" et lui emboite le pas, non sans lui avoir fait comprendre que je ne céderai pas.

     Sur place, le calme règne, comme convenu. Enfin, le calme. Une grosse femme noire pleure, presque sans bruit, et chuchote des mots que je ne t'entends pas. Elle est manifestement en train de hurler mais moi je n'entends rien.  Déjà préoccupé par l'enquête qui démarre, je n'ai qu'un but. On parle d'effet tunnel. C'est très réel, et on ne peut mieux décrit. Je cherche un corps, du sang, des traces, de l'action bordel. Je farfouille, fouine, renifle mais je ne vois rien. Les visages dépités de ma hiérarchie m'intiment au calme, à la retenue.

     On m'indique enfin ce pour quoi nous sommes là. La femme qui pleure est une nounou, qui garde, pour une famille dont les parents travaillent, un enfant en bas âge. Un enfant que la vie a quitté précipitamment, à l'aube, après un dernier sourire. Il est probable qu'il s'agisse d'une mort subite du nourrisson vu l'âge de celui qui ne s'appellera plus jamais l'enfant.

     C'est là que tu te sens con en général, lorsque tu saisis pourquoi l'ambiance était aussi lourde, et que tu comprends en quoi l'air que tu inspires était brûlant. Subitement, ta tension retombe au niveau de celle d'un gosse de trois ans, mais étrangement ton coeur bat la chamade. Tu n'oses plus regarder cette femme qui n'est même pas la mère, et que maintenant tu entends hurler à t'en déchirer les tympans. Les regards se font graves sur toi, petit con plein de foutre enquêteur. Le seul lait qui coule encore vient de ton nez, abruti. Il te faut te recomposer une contenance, bien que tous tes gestes semblent maladroits et inappropriés. Tu sais qu'il est trop tard mais tu t'obstines. Tu es le dindon de ce qui n'est plus une farce.

     Et malgré tout, il faut faire le boulot. Et aller voir le corps bien évidemment. Tu as l'impression d'avoir déjà passé mille ans dans cet appartement alors que ça fait à peine cinq minutes. On isole la nourrice - qui a fait appel aux services de police et de secours - après qu'elle trouve la sieste du matin un peu trop profonde. Et on entre dans la chambre. L'instant présent, inconvenant.

     Tout y est beau, serein, calme. L'on oublie un peu vite qu'un petit corps vient d'y perdre la vie. On évite de toucher à tout. Ou plutôt on ne touche à rien pour éviter de continuer à se sentir con. Et par là même tenter de sauver ton cas que tu sens désespéré.
     La chambre est belle, repeinte à neuf, pour l'arrivée d'un évènement qui comptait. Comme si le renouveau pouvait changer quoique ce soit au changement qui s'annonçait. L'on sent l'envie d'accueillir ce nouvel être au mieux, je le sais, j'ai fait la même chose en voyant arriver mon fils.
     Le berceau est ancien, mais on sent un goût pour ces choses qui se transmettent, et tout lui est parfaitement restitué. L'odeur et la lumière filtrant la pièce sont parfaits. La température maitrisée. Rien ne justifiait qu'un drame ne survienne ici, c'est injuste, car tout n'y est qu'amour.
     Pourtant, le petit Paul est paisible, serein maintenant, son sommeil n'a jamais été aussi profond. Ses petits poings fermés marquent encore la force qu'il a mis à laisser cette image de lui. Mais désormais il est parti, et ce sont ses parents qui arrivent.
     A cet instant, rien n'indique qu'il puisse s'agir qu'autre chose qu'un malheureux évènement. La nourrice est pourtant sous bonne garde, s'il s'avérait que ....

     Car le médecin est en chemin, lui aussi,  pour une fois à Paris, l'affaire étant ce qu'elle est. Je ne remercierai jamais assez les gens qui ont fait que le médecin arrive avant les parents.
     La situation lui est expliquée, et ensemble nous nous rendons encore une fois dans la chambre.
     "Aucune trace de violence n'est visible, je me demande si je ne vais pas délivrer un certificat de décès sans obstacle médico légal. Il semble, que, vu la position du nourrisson et son jeune âge, il s'agisse d'une mort subite"
     "Docteur, nous sommes tous d'accord, nous savons tous ce qui arriverait dans le cas contraire", dit le chef d'unité.

     Ce qui découlerait s'appelle une autopsie, des auditions dans un commissariat où rien ne viendra réconforter ces parents, du papier, des larmes et encore de la souffrance.

     Le cas est entendu.

     Tandis que j'entends les pas et les cris des parents, lourds, arriver vers nous dans ce lieu qu'ils ont si bien connus, je reçois l'appel qui allait me mener ce jour là vers le deuxième cadavre de ma journée. Je laissais mon chef d'unité et ma chef de service gérer la tempête qui arrivait, et, le coeur lourd d'avoir vu ce petit corps si beau n'avoir pu mériter de vivre, passait au suivant.

     Au petit Paul.

Flam

dimanche 12 janvier 2014

où l'on doit faire des - bons - choix

Vendredi, 13h - Paris

Je finis, péniblement, fatigué, mon deuxième cycle de stage, à plus de sept mille kilomètres de chez moi.
Je me dois d'avouer que je n'ai pas pour habitude de quitter mon femme et mes enfants.... Cela en rajoute à la difficulté de la formation, en elle-même. Une formation qualifiante, donc importante, qui nécessite du travail personnel en plus des heures de cours quotidiennes. Bref, pour moi, ces semaines ont été intensives. Le premier examen est passé; un soulagement en soit.
Mon téléphone sonne; de l'autre coté de l'Atlantique, le chef de groupe:

Salut; je veux juste t'avertir; c'est super chaud. Possible qu'on serre tout le monde aujourd'hui"
Et moi qui pensais me reposer, en rentrant ...
Même si cela parait étrange au commun des lecteurs, je suis un peu dégoûté. Ce dossier, je l'ai démarré au mois de Janvier de l'année dernière. J'y ai passé quelques centaines d'heures, avec l'aide de mes collègues qui ont repris le flambeau durant mes périodes de stage. Et voilà qu'il va "exploser" alors que je ne suis même pas présent... une espèce de frustration, en fait! C'est ainsi. La priorité, ce n'est pas l'enquêteur, mais l'enquête qu'il conduit.
On essaye de tenir; je crois que ce n'est pas opportun, de serrer. Mais il faut convaincre la hiérarchie". Et ça, c'est pas gagné! 
Bon, j'ai encore une petite chance, alors. On m'explique les détails de ce qu'il se passe... effectivement; le "serrage" est possible, mais pas forcément des plus judicieux à cet instant!  Les cibles principales du dossier ne sont pas "en main"; c'est à dire qu'il n'est pas possible de procéder aux interpellations à un moment "T" dans le mesure où elles ne sont pas toutes localisées. Et ne pas les "faire" toutes au même moment,  provoquerait leur fuite certaine vers des contrées lointaines.

Maintenant, si la décision est finalement prise de serrer, cela signifie que je vais bosser ce week-end. Et là, ça coince. Je dois rentrer le lendemain aux Antilles. Pour une semaine de vacances. Je l'ai promis à ma femme ainsi qu'aux enfants. Je me suis absenté pendant six semaines, les délaissant, je me dois de rétablir l'équilibre. Sauf que...

Mon arrivée sur l'île est prévue samedi en début d'après-midi. J'envisage de faire passer le message à ma femme, par téléphone:
- il est possible que je travaille, ce week-end ...
- Hors de question, samedi; tu restes à la maison; les files ont besoin de te voir.
 Je le comprend. Je suis partagé... finalement résigné. J'ai obtenu le dimanche, au moins. Difficile de laisser les collègues travailler, et rester, soi-même, à la maison!
Vingt quatre heures plus tard, j'arrive à l'aéroport. Rapidement, j'apprends que finalement, rien n'a bougé. Tout est bon, pour le week-end.
- Par contre, lundi matin, je vais faire un tour au service; histoire de débriefer ce qu'il s'est passé en mon absence.
- De toute façon, j'ai bien compris; ta réunion va s’éterniser toute la journée.
 La remarque est cinglante. Mais, depuis toutes ces années, ma femme a bien assimilé le fonctionnement du boulot. Difficile de lui faire "à l'envers".
La journée du lundi se passe comme ma femme l'avait compris; une réunion... et puis le reste de la journée; gestion des mails, et toutes les infos qui sont tombées depuis que je suis parti. Le dossier a pris une telle ampleur, les informations arrivant en si grosse quantité, que c'est une réelle difficulté pour moi. Il s'en est passé, des choses... quand bien même, à distance, je me suis tenu informé des événements majeurs, les détails ont leur importance!
Je décide de rester à la maison, le mardi. Vacances scolaires obligent... mais à partir de mercredi, c'est retour au bureau.

Mercredi, 19h00:
 je vais rentrer plus tard, on a un truc important, là.
 Pas ou peu de réponse, de l'autre coté de la ligne... 
Tout le service est réquisitionné, autour de cette surveillance, qui peut être capitale pour le dossier.

19h00: ça y est, ça bouge. Le rendez-vous est fixé. Et pourtant, impossible de s'approcher. Tout juste voit-on ce qui se joue à distance. Une voiture qui sort de l'enceinte privée; et qui revient moins de dix minutes plus tard. Il fait nuit. On n'aperçoit quasiment que des silhouettes!

Ce soir-là, en guise de congés, je rentre à la maison, il est vingt trois heures passées. Tout le monde dort.
Et jeudi matin, on y retourne. Tout est calé; on y va. C'est l'aboutissement - en tous les cas, le début - de plusieurs mois d'enquête. Comme on dit "on va au résultat.

"TOP SERRAGE"....

C'est parti. Tout s’enchaîne rapidement; l'important, c'est la simultanéité; si l'un des objectifs ou ses proches a le temps de passer ne serait-ce qu'un sms, la machine peut s'enrayer.
Mais finalement, tout est bon. En quelques minutes, les objectifs "principaux" sont atteints. Le reste sera du "plus".

A cet instant, tout le monde s'agite; des interpellations et gardes à vue partout, des mis en cause qui ne se connaissent pas et qui, pourtant, demandent, à 7000km de distance, le même avocat. Soit.
Difficile de faire comprendre au "client local" que l'avocat qu'il a désigné choisira celui qui, dans la pyramide, dans l'organisation, est le plus haut. Et ce n'est pas lui. Il ne veut pas comprendre. Même lorsque l'avocat, au téléphone, lui conseille de prendre un autre avocat. Il faudra vingt quatre heures pour qu'il consente à prendre, au moins un avocat commis d'office. Ici, aujourd'hui, pour trois GAV, il n'y a qu'un seul avocat commis d'office de disponible. Tout va bien. Oui, je sais, maître... article 63-3-1 du CPP, conflit d'intérêt, toussa... oui, mais non! Il n'y en a qu'un. Donc, cela profitera à la défense, dira-t-on. Soit. De toute façon, les choses sont entendues, aucun ne veut parler hors la présence de son avocat "habituel". Ok.

Vendredi matin, je me dois de satisfaire une obligation familiale. J'ai donc prévenu mes collègues que j'arriverai quelque peu en retard.
A la maison, tout est assez tendu; je sens que l’élastique se tend de plus en plus... il ne doit pas casser. Beaucoup de choses se sont accumulées, durant mon absence; des difficultés du quotidien, une gestion de toute la maison, quelques mauvaises nouvelles... finalement, je vais rester à la maison. Il le faut.
Je préviens le service. Comme je m'en doute, personne ne dit rien. Pas le temps de trop cogiter, dans ces moments-là. Il y a du taf par dessus la tête.
Et moi... je reste à la maison. Quelques jeux, une petite baignade, un peu de télé... la journée se passe avec les enfants... tout le monde est content. Pourtant, j'ai la tête ailleurs. Je n'ai de cesse de penser à ce dossier, qui occupe mes journées depuis plusieurs mois. Et cette impression de laisser tomber les collègues. Mais, encore une fois, pas le choix.
Dimanche matin, je suis au bureau de bonne heure. Les collègues et les GAV sont attendus vers 8h; j'ai donc une heure devant moi pour comprendre et assimiler ce qu'il s'est passé hier. Une façon, pour moi, de rattraper un peu le temps perdu. La journée se termine après minuit. En mon absence, l'escarcelle s'est remplie de deux GAV supplémentaires. Dont l'un, ayant pris la fuite l'avant veille en sautant du 4ème étage, a finalement été rattrapé... à l’hôpital, 24 heures plus tard, les deux jambes dans le plâtre. Lui, ne s'enfuira plus.
Pour la petite histoire, il avait envoyé une photo, en guise de message, sur laquelle il avait photographié ses jambes dans le plâtre... dans la mesure où il n'y a qu'un hôpital assurant les urgences, autant vous dire qu'il aura été simple à "cueillir". 

Le deferement est prévu pour le lundi. J'en fait partie. Le dimanche est donc, lui aussi, bien chargé; il faut tout boucler, tout relire. La procédure étant ce qu'elle est, de plus en plus complexe, on n'est jamais à l'abris d'une coquille, d'une erreur sur un PV, une date, une heure qui se chevauche... il faut tout vérifier, photocopier, "marianer", c'est à dire tamponer, signer en double...

J'arrive à la maison, il est une heure du matin, me "faxant" dans le lit tout aussi discrètement que je l'ai quitté au petit matin. Avec cette sensation que tout le monde a dormi, toute la journée!
Comme souvent, le deferement me fera passer 7h au Palais de Justice. Le même juge d'instruction, outre notre dossier, doit recevoir sept personnes avec mandat d'amener. Lesquelles passeront toutes devant le juge pour mise en examen, et devant le JLD qui statuera sur leur éventuelle détention. Et tout ça, avant notre dossier. Bref, l'attente est longue. Le deferement est aussi l'occasion de discuter. Que cela soit avec des magistrats ou des avocats de passage, voir, même, les ex "gardés à vue", à cet instant "sous main de justice".

Le temps de discuter un peu avec les GAV. Discussion forcément plus détendue qu'en garde à vue, dans les locaux de police. Comme je l'avais compris durant l'enquête, pour eux, la "case" prison, est quelque chose qu'ils ont déjà intégré. Ils savaient qu'ils allaient y passer à un moment ou un autre! Manquait plus que de savoir à quel moment cela devait arriver. Et, comme souvent, cet "après GAV" est aussi le moment où les gars disent "mais de toute façon, c'est la dernière fois... en sortant, j'arrête". Ou encore, le "mais je savais que vous étiez là, je vous avais vu..." Oui oui, bien sur...

Il est vingt heures passées. Tout le monde a son mandat de dépôt. Reste à rallier la maison d'arrêt.
Mardi devrait être plus "cool".
Finalement, tout va se bousculer. Deux nouvelles garde à vue. On enchaîne... Il reste un gros travail à fournir, sur ce dossier. Encore beaucoup de papier. Des documents saisis à exploiter, des interceptions à clôturer, d'autres personnes encore à rechercher.
Bref, c'est la rentrée scolaire. Finies, les vacances. Finalement, je n'ai passé que deux jours avec mes enfants...
La semaine s’enchaîne; gardes à vue, perquisitions... le jeudi soir, grosse montée d’adrénaline... puis rien.
La fatigue, quelques phrases mal placées, la pression qui retombe... et c'est en claquant la porte, que je quitte le service, jeudi soir, à vingt trois heures passées. Il est des moment où l'on a du mal à encaisser certaines choses. Ce soir, je n'ai pas envie de faire d'effort.
Après une bonne nuit de sommeil (que n'auront pas eu mes collègues, qui ont fini à 2h du matin), cette journée est placée sous le signe de la détente, avec un repas entre collègues, pour fêter le bon déroulement de cette affaire. J'aurai eu cette chance de participer à une affaire exceptionnelle. C'est beau.
Mais j'aurai toujours ce sentiment d'avoir failli... à deux reprises. Ce qui ne m'était jamais arrivé jusqu'ici...

 A cet instant, l'avantage, lorsque l'on est aux Antilles, c'est qu'un repas, qui se veut festif se passe quasi d'office au bord de la mer et sous le soleil...

Mais aussi, et c'est la deuxième bonne nouvelle du jour, c'est vendredi... et surtout, cela signifie que, cette fois-ci, je vais pouvoir passer trois jours avec ma famille. Au programme, piscine, plage, jeux, lecture, et farniente. Il était temps.


Et, d'avance, je le sais... une affaire en chasse une autre. Toujours.


En écrivant ces quelques lignes, il n'est nullement question de se plaindre. Ce métier, cette vie, je les ai choisis; et j'assume toutes les décisions que j'ai pu prendre à ce jour. Sans aucun regret. C'est une habitude. Ne jamais regretter; se servir du passé pour préparer l'avenir.
Mais assumer ne signifie pas que tout se fait dans le plus pur plaisir, sans douleur. L'équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée ne se trouve pas sans difficultés. Si tant est qu'il soit possible... 

dimanche 5 janvier 2014

En bon père de famille

Il est là, devant moi, à peine dégrisé, tandis que je lui notifie les droits afférents à la garde à vue qui le frappe depuis plusieurs heures. 
Tandis qu'il tremble, malade qu'il est, je croise le regard des anciens qui savent. Rapidement, un café lui est amené. Il est dix heures, il va en en avoir besoin car il va vivre une sale journée. 

- "Monsieur, au vu d'une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner que vous avez tenté, avec brio, de vous beurrer la tartine, je vous notifie les droits afférents à la garde à vue qui a été prise à votre encontre quand vous avez décidé de prendre le volant et pris l'option de vous faire contrôler. Je passe sur les noms d'oiseaux dont vous avez abreuvé les collègues, car ils savent ce que c'est. Avez vous compris ?"
- "Oui, c'est pas la première."
- "Vous avez le droit de faire aviser un membre de votre famille, d'être examiné par un médecin, et de subir un entretien avec un avocat, vous me comprenez ?"
- "Oui minot, on peut accélérer ?"
- "Pas de souci, je ne demande que ça. Nous sommes donc là car vous avez bu puis pris le volant, mauvaise idée. Je vois que vous tremblez, vous voulez voir un médecin ?"

Nous sommes au mois de juillet, il fait 35 dans la pièce, les tremblements ne doivent manifestement rien au climat. 

- "J'ai l'air d'en avoir besoin ?"
- "Oui, c'est pourquoi je vais demander à vous faire examiner"
- "Fais toi plaisir"

Dis donc ducon, si tu penses que ta gueule chiffonnée et ton haleine putride me font plaisir, tu peux repasser. En commençant par ta chemise. 
L'intéressé à 60 ans, mais en porte 80. Marqué au sang, il a l'air d'un type qui a dormi dans ses fringues toute sa vie. Celle dont je ne voudrais pas. 
Ndlr: Le tutoiement ne vient pas toujours de là où on s'attend à le trouver. 

- "Donc pour les droits, on s'organise comment ?"
- "Fais pas celui qui ne sait pas, mon avocat ne viendra pas pour ça et je ne veux pas d'un commis d'office qui empeste le lait frais"
- "Ces opinions n'engagent que vous, mais je note la réflexion sur l'avocat, on ne sait jamais"
- "C'est cadeau"

Le comique de répétition donc. Ambiance.
Tandis qu'il réintègre les geôles un court instant, le temps pour moi de dresser la réquisition qui l'enverra voir le médecin qu'il n'a jamais pris la peine d'appeler alors qu'il était libre, il ne cesse de se plaindre de l'état du commissariat et bien évidemment des geôles. Il a raison, néanmoins, je lui demande s'il m'inviterait à boire un verre chez lui. Pas de réponse. Je lui glisse aussi que le commissariat serait un taudis si nous ne faisions pas nous mêmes le ménage. Piqué au vif, car je sens en lui l'homme soucieux de son intérieur, il cesse de bougonner cette haleine de poney club qu'il traine derrière lui. Ca c'est fait. Il a au moins fermé sa grande gueule un instant, le temps pour moi de respirer.
L'affaire étant simple et convenue (une conduite sous l'empire d'un état alcoolique pour ceux qui ne suivent pas), j'entreprends, sans me départir de mon flegme, de procéder à l'audition sur le fond. Et quel fond. Manifestement un puits. Vous noterez que l'intéressé est toujours en possession d'un permis de conduire valide, ce qui, à la lecture des lignes suivantes, sonnera comme un miracle à vos oreilles également. 

Nous, Capitaine Flam
          Lieutenant de Police (oui je sais)
          En fonction au commissariat de (insérez ici celui où vous êtes passés, sinon imaginez)

--- Officier de police judiciaire en résidence à Pas d'âme ---
--- Nous trouvant au service, ---
--- Poursuivant l'exécution de l'enquête en sa forme flagrante, ---
--- Vu les articles 53 à 73 du Code de Procédure Pénale, ---
--- Faisons comparaître devant nous et entendons comme suit la personne ci-après dénommée, laquelle nous déclare ce qui suit, après ce qui semble convenir pour un complet dégrisement, en des termes plus ou moins intelligibles: ---

Sa grande identité, soit nom, prénom, date et lieu de naissance, filiation, adresse plus ou moins vraie selon le dossier, situation sur le territoire national, famille éventuelle (mariage, concubinage, enfants, etc), permis en cours de validité (aucun intérêt souvent), antécédents éventuels (aucun intérêt tout le temps), sources de revenus, maladies et addictions éventuelles ... L'intéressé m'annonce qu'il boit de temps en temps, soit tous les jours selon le point de vue. La belle affaire.

--- Sur les faits: ---
--- "Vous me rappelez que je suis placé en garde à vue depuis (insérez ici l'horaire vous paraissant convenable) pour des faits de Conduite sous l'Empire d'un Etat Alcoolique (la C.E.E.A), ---
--- J'ai en bien pris la mesure ainsi que celle des droits qui s'y attachent, ---
--- Je n'ai pas besoin de médecin, ni d'avocat, ---
--- Je prends acte qu'à votre demande, un médecin va m'examiner, ---
--- Question: Vous avez été contrôlé au volant de votre véhicule, est ce exact ? ---
--- Réponse: Oui, ---
--- Question: Vous y avez été interpellé après en avoir pris le volant, est ce exact ? ---
--- Réponse: Oui c'est exact, ----
--- Question: C'est donc bien vous qui avez été contrôlé au volant de votre véhicule il y a quelques heures ? ---
--- Réponse: Mais oui enfin, ---
--- Question: Je pose la question car parfois certaines évidences sont dures à avaler. Savez vous pourquoi vous avez été contrôlé ? ---
--- Réponse: Je divaguais selon vos collègues, ---
--- Question: Non vous "zigzaguiez" plus exactement, à cheval, par intermittence, sur la ligne blanche séparant les voies de circulation d'une artère à six voies, en vociférant à la vitre de votre véhicule, vous en souvenez vous ? ---
--- Réponse: Vaguement, oui, ---
--- Question: Il est étrange de voir que les souvenirs s'effacent la soirée avançant, avez vous bu de l'alcool, avant de prendre le volant pour témoin ? ---
--- Réponse: Rien de méchant, ---
--- Question: Pourriez vous être plus précis pour nos lecteurs ?
--- Réponse: Je dirais qu'après les apéritifs (whisky), nous avons bu une bouteille de vin à midi avec Maman (entendez: pas la sienne), les digestifs, puis à nouveau l'apéritif le soir et quelques bouteilles de vin avec des amis à table, environ sept, ---
--- Question: Combien d'amis ? ---
--- Réponse: Deux, ---
--- Question: Qu'avez vous fait ensuite ? ---
--- Réponse: Maman est allée se coucher puis nous sommes sortis avec Paul et Jean Jacques dans un bar qu'on aime bien, et qui nous le rend bien, ---
--- C'est pratique, mes potes habitent juste à côté, ---
--- Il était environ vingt deux heures, nous y sommes restés jusqu'à une heure à boire de la bière et du whisky, ---
--- Après je suis rentré j'étais fatigué, ---

Hu hu hu
Un rapide calcul m'amène à confirmer qu'il était torché. 
Dans le même temps, les tremblements se font plus forts et plus rapprochés. Il est temps que ça se termine. 
Il est alors dix heures trente environ, l'homme est totalement dégrisé. En revanche, son taux zéro d'alcoolémie est plus proche du gramme par litre ... 

--- Question: Vous avez donc été contrôlé au milieu de cette cavalcade sur une artère à dense circulation (trois voies de circulation, dans chaque sens), à une heure certes tardive, mais néanmoins fréquentée, vous souvenez vous de ce contrôle ? ---
--- Réponse: Possible, ---

Comme le taux d'alcool, il est de notoriété publique que les souvenirs se font de moins de moins présents dans l'organisme à mesure que le temps passe. Plus particulièrement si on se fait chopper. 

--- Question: Pouvez vous développer ? ---
--- Réponse: Je crains que non, ---
--- Question: Nous vous donnons connaissance du taux relevé après avoir refusé à maintes reprises de souffler à l'éthylomètre après votre interpellation, soit 2,2 mg par litre d'air expiré (pas loin de 4,5 grammes donc, belle perf), vous vous en souvenez ? ---
--- Réponse: Bien sur, je voulais pas souffler dans votre truc là, ---

Personne n'a demandé à ce que vous souffliez dans mon truc merci.

Le reste de l'audition concerne la remise de son permis qui sera envoyé à la Préfecture pour la suspension (décision administrative, perte maximum de 6 points).
Il signe le procès verbal, nous lui apportons de l'eau. 

L'homme est tremblant, une discussion commence entre lui et moi. Il m'évoque plus librement son passé, me parle de sa famille, de sa fille qu'il aime tant, et qu'il déçoit chaque jour. 
Je l'informe que je vais appeler le magistrat de permanence afin d'obtenir une décision sur les faits, temps pendant lequel il ira voir le médecin. Il refuse encore, mais j'insiste car manifestement les tremblements qui le secouent ne vont pas se calmer de sitôt. L'homme a besoin d'alcool ...
Le car qui l'emmène voir le médecin est là, l'examen sera rapide.

Je compose le numéro de la permanence générale, explique brièvement à la greffière et suis mis en attente. Le serveur vocal m'annonce que je suis en position ... 16 (les flics parisiens sauront à quoi je fais référence). J'ai le temps d'aller faire un 9 trous avant de raconter mon histoire au magistrat, ce qui prendra 3 minutes. 
Je descends dans la file d'attente, lentement, jusque ce que l'on m'informe qu'un appel très urgent m'est destiné. Un collègue prend la suite de l'attente pour moi et je prend le second appel. 

Là, il s'agit d'une toute autre histoire. 

Je suis mis en relation avec la 2ème Division de Police Judiciaire, la brigade mythique. Le collègue me prend de haut, et pourtant il est de ma promo, certes, médaille d'argent, mais qui ne lui donne pas le droit d'être un gros con suffisant. Ancien Gardien de la Paix, il a manifestement oublié d'où il vient. 

"Oui, c'est la 2ème DPJ à l'appareil"
"Enchanté, c'est Flam du pas 2ème arrondissement"
"Oui c'est truc de la 2, je pourrais parler au collègue en charge de l'enquête de Bidule ?"
"Ben c'est moi, je t'appelle truc de la 2 où tu as un prénom ?"
"Luc, dis voir, il est toujours en GAV chez toi Bidule ? Parce que ça risque de rebondir ?"
"Oui, mais il n'est pas au mieux de sa forme, complètement alcoolo-dépendant le pauvre, je suis en attente avec le parquet pour la décision. Il vient de partir pour aller voir le médecin"
"Tu peux raccrocher, il va falloir qu'on vienne te voir"
"Ok, tu peux m'en dire plus ?"
"Je préfère t'en parler de vive voix, c'est assez chaud"
"Me parle pas de météo, y'a plus de saison"
"... , .... , on arrive"
"Ok"

Visiblement la blague l'a fait sourire. 

T'as raison collègue, des fois que nous soyons écoutés, et que nous parlions de procédure au 
téléphone ... 
Là, comme depuis le début d'ailleurs, vous devez donc rédiger tout un tas d'actes qui expliquent ce que vous faîtes, les diligences que vous exécutez, les contacts téléphoniques, les recherches ...
A l'époque, cela ne représentait pas une masse de travail énorme sur des affaires aussi simples que celle-ci, mais aujourd'hui c'est différent. 

Bref, les collègues arrivent vite. Bidule est toujours chez le médecin. Je prie pour que son état de santé ne soit pas déclaré incompatible avec la mesure de garde à vue (entendez une telle mesure dans un hôtel de police, où le qualificatif hôtel n'est là que pour ironiser). 

Immédiatement, à leurs gueules, je comprends que les faits sont graves, et que Bidule va devoir s'inquiéter un peu plus que pour la suspension de son permis.

On commence à me parler de sa fille, jeune fille de 19 ans. Et puis le mot est lâché, il y a eu viol, ou plutôt viols répétés ... Subitement, le personnage me paraît moins sympathique.
Et puis la semaine dernière, et tous les jours qui ont suivi jusqu'à hier après midi, passant un cap sordide, il a manifestement profité de ses orgies alcoolisées pour violer sa propre gamine, dans leur logement, en présence de son épouse, la mère de la fille. Et en faire profiter les potes. Ces derniers ont déjà été interpellés, et sont actuellement en garde à vue. 

Les auditions de la jeune fille et de sa mère auprès de mes collègues de la 2ème D.P.J sont un sommet de l'horreur. La fille se trouve actuellement à l'hôpital, les lésions sont sévères, mais elle a néanmoins tenu à raconter tout son histoire. Depuis que ça a commencé il y a environ 6 mois et que son papa ne pouvait retenir ses pulsions, sur sa propre fille. L'horreur est absolue, plusieurs membres de la famille qui étaient au fait ont témoigné des confidences de la jeune femme et du désarroi de sa mère, qui terrifiée, ne disait rien. Le sympathique biturin n'a plus rien de drôle, même s'il est encore, à ce stade, présumé innocent. 

Les collègues vont donc effectuer une reprise de garde à vue dès celle pour laquelle il est là sera terminée et qu'une décision aura été prise. 
Je suis mis en relation avec le magistrat et lui explique brièvement l'affaire de conduite sous l'empire d'un état alcoolique. Je l'informe que la garde à vue sera reprise dans le cadre de faits distincts de viols et viols en réunion par mes collègues de la Police Judiciaire. Il sera convoqué pour les faits qui me concernent. Je prépare sa convocation en attendant qu'il rentre. 

Je me souviens qu'il m'a parlé de sa fille, et l'avoir déçu. 
Savoir choisir ses mots est important. 

Tandis qu'il rentre des Urgences Médico Judiciaires, nous le croisons avec les collègues dans les couloirs. Je l'informe que je vais lui notifier sa fin de garde à vue. Il sent que quelque chose a changé mais je ne dis rien. 

A l'issue je le remets à mes collègues après lui avoir rendu ses effets personnels. Je n'ai pas décoché un mot mais il a compris à mon visage. Les tremblements qui avaient stoppé vont bel et bien reprendre. 
A lui d'avoir peur. 


Flam